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Le juste salaire contre la loi de l’offre et la demande

 Par Guillaume de Thieulloy

La Révolution, en refusant d’envisager d’autres relations humaines que des contrats révocables, a profondément modifié les relations sociales. On sait que ce contractualisme l’a conduite à supprimer les corporations sans les remplacer par autre chose que la loi de l’offre et de la demande. Pourtant, le travail, disent les Papes avec une remarquable constance, n’est pas une marchandise comme les autres. Il est si lié à la nature humaine que l’on ne peut le «vendre» ou l’«acheter», sans prendre en compte le travailleur, personne humaine d’une éminente dignité. Dans cet article, Guillaume de Thieulloy, docteur en sciences politiques, propose quelques pistes de réflexion, tirées de la doctrine sociale de l’Église, sur les mutations contemporaines du travail…

S’il existe une constante de la doctrine sociale de l’Église depuis Léon XIII, elle réside bien dans l’idée que le travail n’est pas une « marchandise » comme une autre. L’une des phrases-clés de Rerum novarum, la célèbre encyclique de Léon XIII, rédigée en 1891, disait clairement :

« Que le patron et l’ouvrier fassent donc tant et de telles conventions qu’il leur plaira, qu’ils tombent d’accord notamment sur le chiffre du salaire. Au-dessus de leur libre volonté, il est une loi de justice naturelle plus élevée et plus ancienne, à savoir que le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l’ouvrier sobre et honnête. Si, contraint par la nécessité ou poussé par la crainte d’un mal plus grand, l’ouvrier accepte des conditions dures, que d’ailleurs il ne peut refuser parce qu’elles lui sont imposées par le patron ou par celui qui fait l’offre du travail, il subit une violence contre laquelle la justice proteste. » On ne pouvait guère dire plus nettement que la loi de l’offre et la demande ne pouvait régler à elle seule ce que l’on appelle abusivement le « marché du travail ».

Cent ans plus tard, dans l’encyclique précisément intitulée Centesimus annus, publiée par Jean-Paul II, ce dernier commentait en ces termes les conditions de vie à la fin du XIXe siècle :

« Ainsi, le travail devenait une marchandise qui pouvait être librement acquise et vendue sur le marché et dont le prix n’était établi qu’en fonction de la loi de l’offre et de la demande, sans tenir compte du minimum vital nécessaire à la subsistance de la personne et de sa famille. De plus, le travailleur n’était pas même certain de réussir à vendre sa “marchandise” et il se trouvait constamment sous la menace du chômage, ce qui, en l’absence de protection sociale, lui faisait courir le risque de mourir de faim. »

Existe-t-il un marché du travail?

Cela n’empêche certes pas les textes de la doctrine sociale de l’Église d’évoquer régulièrement, comme la plupart de nos contemporains, l’existence d’un « marché du travail ». Mais, tout aussi régulièrement, les papes rappellent que le travail n’est pas une marchandise comme une autre – ne serait-ce que par les guillemets que Jean-Paul II ajoutait, dans la citation ci-dessus, au mot « marchandise » pour désigner le travail.

D’où vient cette réserve à l’égard de la notion même de « marché du travail » ? Tout simplement du fait qu’un marché est un lieu où l’on vend des marchandises et une marchandise, si l’on en croit le dictionnaire, « se dit de tout ce qui se vend et se débite, en gros ou en détail » (Quillet). Il serait pour le moins incongru de le dire d’un homme. Il a certes existé des marchés aux esclaves, mais précisément ils supposaient que lesdits esclaves n’étaient plus vraiment des êtres humains, privés qu’ils étaient de l’une des plus fondamentales caractéristiques de l’humanité : la liberté, conséquence de la réalité spirituelle de l’homme. Certes, le marché du travail ne « réifie » pas autant le travailleur qu’un marché aux esclaves, mais l’on entend ainsi aisément comment le problème se pose : il est possible de vendre une force de travail – et, en ce sens, la notion de « marché du travail » a une signification légitime – mais il n’est pas possible de mépriser à ce point la dignité du travailleur que la valeur de son travail tende vers zéro sous le seul effet de la loi de l’offre et de la demande. De cela découle l’imposant corpus théorique relatif au « juste salaire ». Naturellement, toute la difficulté consiste en ce que l’application concrète de ces principes relève de la pratique et donc de la vertu de prudence (il est évidemment impossible de déterminer abstraitement le « juste salaire » d’un employé sans connaître les conditions économiques du pays, les ressources de l’entreprise et la vie de cet employé).

Au passage, cela explique pourquoi les réflexions sur la doctrine sociale de l’Église paraissent si souvent éloignées de la réalité : cette doctrine ne donne que les principes généraux ; c’est aux hommes à appliquer les principes dans leurs conditions concrètes d’existence, et ce ne sont pas les papes qui les appliquent, mais bel et bien les acteurs de la vie temporelle, ici de la vie économique, que sont, en l’occurrence, les employeurs et les employés. Pour paraphraser Napoléon, on pourrait dire de la justice sociale qu’elle est un « art simple et tout d’exécution » !

Mais il nous faut aller plus loin : pour quelle raison le travail n’est-il pas une marchandise comme les autres ? Pour deux raisons qui s’appellent mutuellement : parce qu’il est nécessaire à l’homme et parce qu’il est participation de l’homme à l’activité créatrice.

Détaillons un peu ce que cela signifie et implique. Le travail est nécessaire à l’homme, tout d’abord parce qu’il est condition de sa vie : sans travail de la terre pas de nourriture – et, plus généralement, sans travail pas de possibilité de vie pour l’homme. Aujourd’hui, cela se traduit naturellement par la rémunération, grâce à laquelle l’homme vit et fait vivre sa famille, mais il importe peu que l’homme travaille directement pour produire les fruits de la terre qu’il consommera ou qu’il travaille pour acquérir un salaire qui lui permettra de bénéficier du travail d’un paysan. Cependant, là ne s’arrête pas la nécessité du travail. Celui-ci est également nécessaire en ce qu’il est une activité éminemment sociale et que l’homme est, on le sait au moins depuis Aristote, un animal social. Même si nous n’avions pas besoin de travailler pour nous nourrir, nous n’en aurions pas moins besoin de travailler pour prendre notre place dans la société. Notons au passage qu’il faut distinguer deux éléments dans cette nécessité du travail : dans les conditions actuelles de la vie humaine, nous entendons cette nécessité comme une souffrance (ce qu’indique l’étymologie du mot travail qui renvoie à un instrument de torture – et il est vrai que le travail est une fatigue, conséquence du péché originel, nous dit la Genèse) ; mais cette nécessité est d’abord un bien, en ce qu’elle est impliquée par notre nature (puisque nous sommes des êtres de relation, nous avons besoin de prendre notre place dans la société des hommes).

Participation à l’œuvre créatrice

Par ailleurs, le travail est participation à l’œuvre créatrice1 de Dieu d’abord, de la société des hommes ensuite, et il est donc lié à l’éminence de notre nature spirituelle. Un animal ne travaille pas à proprement parler. Il y faut l’intelligence. C’est la raison pour laquelle nous avons tous besoin que notre travail « ait du sens » : un travail qui n’aurait pas de sens ne serait pas une création et ne serait donc pas un travail du tout. C’est pourquoi l’une des pires violences que l’on puisse faire peser sur un travailleur est de priver son action de toute signification intelligible.

Il va de soi qu’il est parfaitement raisonnable d’éviter autant que faire se peut le côté pénible du travail. C’est pourquoi il est parfaitement légitime de mécaniser une large part du travail humain (et cela ne date pas d’aujourd’hui, puisque la domestication de l’animal ou l’utilisation du vent ou des rivières pour mettre leurs forces au service de l’homme remonte à des siècles) : en « sous-traitant » aux machines la part pénible du travail, nous n’en gardons que la part de création et de service du bien commun. Cependant, il est clair que cette vision est passablement irénique : il est de plus en plus fréquent que, loin de mettre la machine au service de l’homme, nous mettions au contraire l’homme au service de la machine. Cela a commencé à être systématisé par la taylorisation qui consistait pratiquement à mettre un ouvrier au service exclusif d’une machine effectuant une petite part de l’action productive. Mais cela s’étend désormais aux domaines de l’intelligence où l’informatique et l’intelligence artificielle peuvent dicter le comportement non seulement des ouvriers sur les chaînes de production, mais des cadres eux-mêmes – qui sont, ce n’est pas un hasard, les plus touchés par les mutations contemporaines du travail. Certes, l’intelligence artificielle n’est pas, à proprement parler, une intelligence, mais la machine, « nourrie » d’une quantité phénoménale de données, peut devenir une sorte d’oracle régnant sur l’usine qui dicte les conditions de la fabrication en sachant mieux que l’homme ce que celui-ci doit faire – et sans que l’homme ait la capacité de calcul et de mémorisation lui permettant de maîtriser le processus. Ainsi l’homme créateur risque-t-il de se trouver asservi à sa propre fabrication. Corollairement, son travail perd toute signification proprement humaine.

L’autre grande mutation du travail n’est pas moins lourde de potentialités déshumanisantes : il s’agit de la mondialisation. Le travail, nous le disions, est profondément lié à la nature sociale de l’homme. Mais, s’il est explosé, par la grâce de la mondialisation des échanges, en une myriade de petites opérations, réparties sur toute la surface du globe et dont les acteurs ne se connaissent pas, il peut devenir profondément anti-social. Non pas seulement au sens où la notion de juste salaire disparaît dans les sables, mais aussi au sens où chaque individu se trouve isolé de ses congénères, y compris dans la construction d’une œuvre commune par le travail. De même que la machine, initialement conçue pour faciliter le travail de l’homme, peut devenir une sorte d’idole tyrannique asservissant le travailleur, de même le marché, initialement conçu pour être le lieu de rencontre de personnes ayant collaboré différemment à l’œuvre créatrice de l’humanité afin que chacune bénéficie de l’apport des autres et offre, en retour, sa propre création, peut devenir une entité abstraite imposant ses normes à tous les acteurs économiques. Certes, il est clair que la mondialisation des échanges est un instrument d’une prodigieuse efficacité pour mettre à la disposition du plus grand nombre d’êtres humains le maximum de biens et services ; mais il est clair aussi que ce fantastique accroissement d’efficacité que nous observons depuis quelques décennies se paie d’une déshumanisation des échanges (qui d’entre nous achèterait un T-shirt pour un euro s’il devait affronter le regard du malheureux petit esclave chinois qui l’a fabriqué ? Mais, en sens inverse, qui d’entre nous se soucie des conditions de production qui nous paraissent si lointaines ?) et, partant, d’un effrayant recul de la justice dans les échanges économiques. Inutile de noter que cet éloignement entre la myriade de producteurs qui ont contribué à fabriquer un bien et le consommateur final de ce bien rend également beaucoup plus facile la fraude : si je ne sais même pas à quoi (ni a fortiori à qui) va servir ce que je suis en train de fabriquer, pourquoi donc m’embêter à rendre un travail « bien fait » ? Les innombrables scandales récents en matière d’alimentation ou de santé trouvent sans doute ici une part de leur explication.Les mutations contemporaines du marché du travail sont ainsi lourdes de menaces. Mais ces menaces sont à la mesure des opportunités. Pour ne prendre qu’un exemple, les récentes évolutions techniques ne rendent pas seulement possibles une parfaite anonymisation des échanges économiques, elles permettent également de créer très facilement (et quasiment sans apport de capital) des micromarchés de niche. Les « circuits courts », dans lesquels le consommateur achète à un producteur qu’il connaît et en qui il a confiance, sont rendus possibles par la diffusion massive des technologies numériques. En définitive, machine ou marché ne sont ni bons ni mauvais par eux-mêmes : tout dépend de l’usage qu’en fera l’être humain, qui n’est pas seulement le seul sur cette terre à pouvoir travailler, puisqu’il est seul à disposer de l’intelligence, mais aussi le seul à pouvoir poser des actes moraux. Et, on l’oublie trop souvent, les actes économiques – à commencer par celui d’embaucher un travailleur ou de louer sa force de travail – sont aussi des actes moraux…

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