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Un patrimoine plus que vivant : les bistrots parisiens

par Olivier de Laubarière 

L’origine du mot bistro(t), qui s’écrit indifféremment avec ou sans t, est incertaine. Une légende
montmartroise en attribue la paternité aux troupes russes occupant Paris en 1814. Les Français
n’ont pourtant pas attendu les Cosaques pour désigner un débit de boissons : taverne,
estaminet, buvette, gargote, troquet, tripot, bouchon, café, bar… Toujours est-il qu’il faut attendre
1884 pour que le mot bistrot apparaisse dans la littérature sous la plume de l’abbé Moreau,
aumônier des prisons de la Roquette. Le mot désigne alors un marchand de vins, puis le
tenancier d’un débit de boissons (d’où le féminin bistrote) avant de qualifier l’établissement lui-
même. A la fin du XIX e siècle, l’essor des bistrots est indissociable des bougnats, ces marchands
auvergnats et aveyronnais de bois et de charbon qui vont étendre leur activité aux vins et
spiritueux (la limonade). Mais cela ne suffit pas à ces travailleurs gros pour qui les 35 heures
correspondent à un travail à mi-temps. Ils font venir de leurs contrées des salaisons et autres
produits consommés simplement au comptoir – quelquefois en salle pour ceux qui décident de se
lancer dans la restauration. C’est ainsi que les bistrots vont essaimer dans tous les quartiers de
la capitale en se dotant d’un cadre quasi immuable quels que soient les arrondissements – mais
ce cadre est adopté également par des brasseries et des restaurants, ce qui est susceptible de
créer une confusion. En forçant un peu le trait, les bistrots ne comportent jamais de banc
d’écailler, ne mettant pas à l’honneur les produits de la mer comme les brasseries ; ils ne font
pas de la qualité du service et de la carte des vins une préoccupation majeure, comme les
restaurants.
Pourvu ou non d’une terrasse (son absence permet de mieux se préserver du monde extérieur), le
bistrot présente une devanture en bois, souvent peinte de couleurs vives afin de mettre en valeur le
nom de l’établissement. Des rideaux à mi-hauteur recouvrent les parties vitrées, y compris la porte
d’entrée. Le sol en carreaux de ciment à motifs ou en mosaïque de cassons laisse parfois apparaître
les contours d’un monte-charge à trappe articulée, dont le fonctionnement fascine les plus blasés. Le
comptoir, autrement dit « zinc » où l’on pose un coude afin de mieux lever l’autre, supporte la tireuse à
bière. Derrière lui, les frigos sur lesquels trône la machine à café, qui renvoie au temps des locomotives
à vapeur. Les tables à touche-touche, dont la manipulation nécessite un personnel adepte du Rubik’s
Cube, peuvent être recouvertes de toile cirée Vichy rouge, à condition toutefois que les serviettes soient
en satin de coton blanc : sur ce point, la clientèle est intraitable. Quant à la vaisselle, si les assiettes
portent le logo du bistrot, c’est tout de même mieux. En matière de sièges, la présence de banquettes
entraîne une discrimination dont s’accommodent les féministes les plus enragées : un couple dont
l’homme désirerait être assis sur la banquette et la femme sur une chaise serait considéré comme
déviant. Si les tables à piétement en fonte et plateau en marbre sont rares, le style bistrot des années
1900 est encore largement répandu grâce à la réédition du mobilier de Thonet.
La cuisine de bistrot : le terroir, rien que le terroir

Les murs garnis de miroirs à hauteur de cimaise permettent d’observer la salle tout en lui tournant le
dos. Quand ils sont peints, ils servent souvent à accrocher des photos sépia ou noir et blanc rappelant
l’histoire de l’établissement et de ses tenanciers. Un interdit unanimement respecté : l’art contemporain,
car il coupe d’emblée l’appétit. En ce qui concerne le personnel de salle, les fidèles des bistrots ont
pour seule exigence la gentillesse, saupoudrée d’une dose d’humour. C’est ainsi que les serveuses en

robe noire et tablier blanc de Chez Georges (II e ) et les serveuses en tenue décontractée de Chez
Fernand (VI e ) n’ont pas leur pareil pour soigner des clients atteints de dépression.
Jusqu’à une période récente, la clientèle des bistrots se composait presque uniquement d’habitués.
La multiplication des guides et la déferlante internet ont quelque peu modifié cet entre-soi, qui fait
pourtant de la résistance. Dans les oasis où la convivialité perdure, les différences sociales s’estompent
grâce à un équilibre subtil entre respect mutuel et familiarité, aussi bien entre le service et la clientèle
qu’entre les clients eux-mêmes.
Se sentir chez soi dans son bistrot préféré est l’aboutissement d’un processus qui se mérite et prend
du temps. Le résultat est à la hauteur quand on en arrive à éprouver un plaisir égoïste à déjeuner ou
dîner seul en sachant qu’il est possible de rompre à tout moment une solitude qui n’a rien de
masochiste. Ainsi, il suffit de prononcer négligemment certains mots en sirotant un blanc sec au zinc ou
en passant la commande pour que la conversation s’engage avec le patron ou les voisins de table. A
ce jeu, la Dingo, avec ses surmulots, ses trottinettes et ses bobos gavés aux grains de chanvre est une
valeur sûre. Evoquer la Fête de la musique sur le perron de l’Elysée en juin 2018 est l’assurance de
vous faire des copains à la vie à la mort. La clientèle des bistrots n’est pas révolutionnaire. Vanter les
mérites du véganisme ou des régimes minceur alors que le plat du jour est une tête de veau ravigote
ne peut être le fait que d’esprits malfaisants égarés dans le quartier. Chez les Auvergnats et les
Aveyronnais, prendre Che Guevara pour modèle entraîne un naufrage social.
Qui connaîtrait l’Aubrac sans les bistrots ?

Tant pour la nourriture que pour les vins, la préférence nationale s’impose. Le riz cantonnais, le
goulasch et les coteaux de Mascara ne s’accommodent guère de l’ADN des bistrots, à savoir la mise
en valeur des richesses de nos terroirs. D’ailleurs, l’ardoise et la carte sont là pour informer la clientèle
sur l’origine et les noms des fournisseurs, révélant une France profonde largement oubliée. Qui
connaîtrait l’Aubrac sans les bistrots ?
L’amoureux des bistrots n’est pas un aventurier. Il n’a pas l’âme d’un Magellan. Aussi a-t-il besoin
d’être en permanence rassuré par la présence pérenne d’entrées, plats et desserts sans lesquels la vie
ne vaut pas la peine d’être vécue : oeuf mayonnaise, harengs pommes à l’huile, andouillette, blanquette
de veau, baba au rhum (ou l’inverse), millefeuille, etc. Le risque, comme pour la schnouf, c’est la
dépendance, rapide et définitive pour quiconque goûte le riz au lait crémeux de L’Ami Jean (VII e ).
Autant dire que les inconditionnels de la cuisine de bistrot n’éprouvèrent guère de compassion pour
Ferran Adria quand, malgré son génie, le catalan fut contraint de fermer El Bulli en 2011. Il est clair que
pour les cuisiniers inconditionnels des sauces et des ragoûts, la cuisine moléculaire demeure largement
incomprise. Mais pas seulement sur le plan culinaire : prendre le risque de se faire péter en pleine
gueule un siphon ou une bonbonne d’azote liquide n’est pas une fin en soi. Il n’y aucune honte à avoir
la trouille.
L’esprit des bistrots c’est aussi conserver à la carte la plus humble des entrées, l’oeuf mayonnaise.
C’est avec l’obstination du fox-terrier que Le Voltaire (VII e ) continue de proposer coûte que coûte cette
entrée emblématique au prix de 0,90 €. Vous avez bien lu. Fondateur de l’association “Les amis des
bistrots”, le regretté Claude Lebey crée en 2010 l’ASOM (Association pour la sauvegarde de l’oeuf
mayonnaise). Depuis, ses membres se réunissent chaque année pour décerner un prix, ce qui implique
de départager les concurrents en appréciant la cuisson de l’oeuf, la texture et le goût de la mayonnaise,
ainsi bien sûr que l’accompagnement. Le 4 décembre dernier, le jury, présidé par Guy Savoy, a remis la
médaille d’or au bistrot Au Moulin à Vent (V e ), lequel venait de recevoir en octobre le trophée
Pudlowsky du Bistrot de l’Année : consécration pour un établissement détenteur d’un aimant
gastronomique, la poitrine de veau confite quinze heures accompagnée d’un gratin dauphinois.

Baba au rhum (ou l’inverse )

Pour de multiples raisons, le nombre de bistrots n’a cessé de décroître depuis l’après- guerre.
Conscient que la cuisine traditionnelle n’est pas la cause de ce déclin, le béarnais Yves Camdeborde
inventa dans les années 90 un concept désormais connu sous le nom de bistronomie. Il consiste à
servir une cuisine inventive issue de la haute gastronomie tout en respectant ce qui fait l’âme des
bistrots : le cadre, l’ambiance, la convivialité, les plats intemporels, la qualité des produits des terroirs,
et des vins que l’on peut apprécier sans être obligé de détenir un diplôme d’oenologie. Le succès fut tel
qu’il incita de nombreux grands Chefs à lui emboîter le pas. Un exemple parmi d’autres. Créé par des
Bourguignons en 1932, Allard (VI e ), qui ronronnait gentiment, est repris en 2013 par Alain Ducasse. Ce

dernier conserva la superbe devanture située à l’angle des rues Saint-André des Arts et de l’Eperon et
sacralise un héritage culinaire enrichi par touches homéopathiques.
Pour terminer sur une autre note optimiste, saluons l’initiative d’une association fondée en 2018, dont le but est
de faire inscrire les bistrots de Paris au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco !

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