Par François Martin
L’Histoire est coutumière de grands mensonges fondateurs. C’est dans la nature des choses, puisqu’un « récit fondateur » est, pour tout régime politique, l’histoire simplifiée qu’il raconte à son peuple pour l’unifier et le mobiliser. Elle est censée résumer, avec les mots et les symboles dûment choisis, ce à quoi ce régime croit et donne à croire, à l’intérieur et à l’extérieur. Il ne peut donc qu’y avoir distorsion entre l’interprétation de l’Histoire, œuvre des historiens, et le « récit fondateur », œuvre des politiques. Cette distorsion n’est pas forcément mensonge lorsque le récit s’appuie véritablement sur l’Histoire. A l’inverse, certains récits sont absolument mensongers, lorsqu’ils sont construits comme une façon de masquer soit la réalité de l’Histoire, parce que des crimes initiaux trop lourds ont été commis, soit les intentions des fondateurs ou des thuriféraires du régime. Dans un tel cas, le peuple le sait, confusément ou clairement, et se sent mal à l’aise avec le récit. C’est aujourd’hui très largement le cas de la France.
En général, les régimes parviennent à masquer plus ou moins la supercherie, tant qu’ils ont des résultats suffisamment positifs pour que les populations enfouissent la question de la véracité du récit national. C’est le cas aujourd’hui des Etats-Unis ou de la « République populaire » de Chine. Mais la question du « mensonge fondateur » d’un régime ne manque pas de ressortir dès que celui-ci ne « remplit plus ses obligations » et que la prospérité s’étiole. C’est ce qui s’est passé lors de la chute de l’Union Soviétique. Les mensonges de sa fondation (« l’avenir radieux du socialisme ») n’apparaissaient plus crédibles tant ses vols et ses crimes étaient manifestes, alors qu’aucune prospérité ni croissance ni conquête ne venait alimenter les fiertés nationales. C’est aussi ce qui se passe aujourd’hui en France, puisque l’inefficience patente de notre régime fait ressortir progressivement les mensonges sur lesquels il est construit, comme la marée basse met à jour les récifs cachés par la mer. Et le premier d’entre eux, certainement, est le mensonge qui gît aux origines de la « République Française », celui de la Révolution, qui n’est pas tant française qu’elle est bourgeoise.
Le projet politique révolutionnaire est limpide. Dans son maître ouvrage, Histoire de la bourgeoisie en France, Régine Pernoud le décrit dans sa pureté de cristal : face à un pouvoir royal faible, qui peine à réformer et à se réformer, l’avenir se présente, pour la bourgeoisie montante (la grande comme la petite), riche de promesses, avec l’augmentation très rapide de la concentration du capital, du commerce, de la finance, du droit, de la technologie et de ce qu’on n’appelle pas encore l’industrialisation. Alors que, du fait de l’alliance des grands nobles et des grands bourgeois (et de l’organisation des Loges), le pouvoir est déjà largement oligarchique et ploutocratique et que, par ailleurs, c’est la petite bourgeoisie (celle des petits clercs habitués aux argumentations techniques, juridiquement affûtés et gagnés aux idées nouvelles) qui fait, pour le compte de l’Etat, le travail administratif et judiciaire, ces deux catégories bourgeoises qui « tiennent » le roi sont bloquées dans le développement de leurs ambitions par deux freins : l’un est l’arbitraire royal qui, par exemple, fait peser sur la grande bourgeoisie, principale possédante des terres, le risque d’un impôt foncier généralisé (que le roi avait déjà, en août 1786, tenté de faire admettre, sans succès) ; l’autre est l’Eglise, surtout dans sa composante populaire, qui interdit l’usure, se méfie de l’argent et de ses forces, garantit les droits sociaux des paysans, protège la paysannerie majoritaire contre l’exploitation par les propriétaires, empêchant que celle-ci ne devienne la masse informe de travailleurs pauvres et désaffiliés dont l’industrie naissante aura tant besoin. Il s’agit donc, dès le début, non pas tant de se débarrasser du roi, puisque les grands bourgeois contribuent largement, Régine Pernoud le montre, au pillage de l’Etat, à travers, essentiellement, la Caisse d’Escompte créée par Necker, mais de le « déconnecter » du pouvoir – en d’autres termes, de faire de la monarchie dite absolue (ce qu’elle n’a jamais été…), à l’instar de l’Angleterre, une monarchie constitutionnelle. Il faut surtout mettre au pas ou détruire l’Eglise, afin de la priver de son magistère moral (les voleurs et les trafiquants n’aiment pas qu’on leur donne des leçons) et de retirer à la paysannerie et à ses vieilles valeurs son principal défenseur.
Un premier mensonge porte sur la notion même de peuple. Déjà, à la convocation des Etats Généraux, chacun sait que le Tiers-Etat n’est pas le peuple. Ainsi l’indique bien, dès 1627, le juriste éclairé Charles Loyseau, cité par Régine Pernoud. Il est composé des professions suivantes :
– les gens de lettres des quatre facultés (théologie, droit, médecine, arts) ;
– les financiers (entendons les détenteurs d’offices touchant aux finances royales) ;
– les juges et avocats, ainsi que les notaires, greffiers, procureurs, etc. ;
– enfin les marchands.
Quant aux autres, laboureurs, artisans, ou « gens de bras », ils sont réputés « viles personnes ».
La haine des paysans
C’est Siéyès qui, par sa célèbre question « Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? », entretient volontairement la confusion, désignant alternativement par ce qualificatif la bourgeoisie et le peuple. Mais, pour les participants et observateurs de l’époque, il n’y en a aucune, la meilleure preuve étant que toute la délégation du Tiers-Etat défile à Versailles habillée en noir, couleur de la petite bourgeoisie et non des paysans, dont ils sont supposément les représentants. Il n’y a d’ailleurs qu’un seul laboureur dans toute la délégation. Un seul !
Cette haine des paysans « réputés viles personnes », c’est-à-dire du peuple, se poursuivra ensuite tout au long des deux siècles suivants, jusqu’à leur quasi-disparition dans les dernières décennies du XXe siècle. La République l’illustrera, en particulier lors de l’instauration de la Troisième République, en septembre 1870, puisque les urnes seront placées exclusivement dans les chefs-lieux de canton, les paysans ayant de grandes difficultés à voter. Curieuse conception d’une Révolution et d’une République qui se disent « populaires » : premier mensonge et de taille !…
La célèbre « Nuit du 4 Août » 1789 est un autre de ces mensonges « républicains ». Le récit national a retenu le fait que, dans un grand élan de générosité, la noblesse y abandonna ses privilèges. Mais ce qu’elle ne dit pas, c’est que ces privilèges étaient principalement constitués par les dettes de paysans pauvres, des dettes qui de fait n’étaient jamais payées. En contrepartie, ces mêmes paysans bénéficiaient de droits sociaux très importants pour eux : droit de pêche, de glanage, de fanage et de vaine pâture, qui leur évitait souvent la misère. Ce que le récit national ne dit pas, c’est que, contre l’abandon des privilèges, la noblesse obtint l’abandon de ces traditionnels droits sociaux. Par ce fait, elle a transformé, sur le modèle anglais des enclosures, des fermes traditionnelles et « familiales » en véritables exploitations, ne limitant plus les assolements (aspect très important ) et transformant les paysans en péons agricoles corvéables, et cela sans échappatoire.
L’insurmontable fracture de la constitution civile du clergé
Une autre étape importante du « grand mensonge national » sur lequel s’installera le nouveau régime sera accomplie le 14 juillet 1790, lors la Fête de la Fédération. A cette occasion, sur le prestigieux Champ-de-Mars, Louis XVI prête serment à la Nation et à la Loi, « dans un climat d’unité nationale, et en présence des députés des 83 départements de l’époque ». C’est donc, par cette cérémonie, la nouvelle « réconciliation nationale » qui s’opère, garante des promesses d’une « nouvelle société », plus moderne et, on peut le penser, plus prospère et plus fraternelle. Pourtant, deux jours avant, avaient été dévoilées les véritables intentions du régime avec le décret, adopté par l’Assemblée nationale Constituante, le 12 juillet, instituant la Constitution civile du clergé – le roi aura la mauvaise idée de la ratifier le 24 août suivant. Comme on le sait, c’est cet acte politique qui déclenchera la guerre civile en France (le peuple se sentant floué de son « alliance » avec l’Eglise, alliance sur laquelle, depuis le Moyen Âge, la civilisation française a été construite), une guerre qui brisera la France en deux et la ravagera tout entière, en particulier en Bretagne et en Vendée, avec les atrocités que l’on sait, jusqu’à ce que Bonaparte, alors Premier consul, ne finisse par l’abroger en 1801 avec le Concordat. Derrière la fête « unitaire » de la Fédération du 14 juillet, le projet destructeur était déjà à l’œuvre : de cette fausse unité nationale était exclu, outre le petit peuple des campagnes, le haut et surtout le bas clergé. Grande réconciliation nationale ? Ce fut au contraire l’amorce d’une fracture durable : mensonge véritablement institutionnel, et quel mensonge !
L’un des autres grands mensonges fondateurs est le projet « social » de la Révolution. Présentée comme un soulèvement « populaire » face à la « tyrannie » royale (alors que l’on sait que l’épisode de la Prise de la Bastille est préparé et financé par la haute bourgeoisie parisienne et notamment par Philippe Egalité, grand maître du Grand Orient de France et cousin du roi), et le peuple étant, à cette époque, essentiellement paysan, l’une des œuvres principales de la Constituante aurait dû être une grande réforme agraire pour pallier au morcellement extrême des biens des paysans et à leur précarité grandissante. Or, ce n’est pas ce qu’elle fait : lorsque, dès l’automne 1789, à l’instigation de Talleyrand, elle confisque, puis vend les terres de l’Eglise, puis, plus tard, celles des émigrés, elle refuse que les parcelles soient divisées afin d’empêcher que les paysans les moins riches puissent les acheter. Bien plus, elle refuse également de permettre la « syndication des acheteurs », afin que ces paysans individuellement floués puissent au moins se mettre ensemble pour avoir accès aux meilleures terres mises en vente. Ce faisant, la Révolution dévoile ses véritables intentions : réserver les « bonnes affaires » aux plus riches et augmenter leur pouvoir. Bien plus, la Convention n’accèdera jamais aux exigences répétées d’une telle réforme agraire et son avocat permanent, Gracchus Babeuf, finira sur la guillotine le 27 mai 1797 pour l’avoir trop demandée. Nous sommes là très loin d’un grand projet politique moderne et très près d’une opération de prédation à large échelle. Les vrais acteurs ne sont pas des bienfaiteurs de l’Humanité ni des gloires de l’Histoire de France, comme le récit national tente de nous le faire accroire, mais, pour la plupart, des voleurs et des bandits.
La suite de cette analyse est à retrouver dans le numéro XI du Nouveau Conservateur.