Jean-Gérard Lapacherie
En octobre 2022, le prix Nobel de littérature a couronné une œuvre étique ; en 2023, il distingue une œuvre foisonnante, multiple, diverse. Jon Fosse a écrit des romans, des essais, des poèmes, des pièces de théâtre, soit une centaine d’œuvres singulières et des milliers de pages. Son œuvre est peu connue, à l’exception de quelques pièces de théâtre que des régisseurs célébrés dans les media ont fait jouer à Paris. Seule une partie a été publiée par de petits éditeurs, par exemple Circé, dont le siège est à Belval, village des Vosges de 155 habitants. A l’annonce du prix, la presse s’est contentée de commenter le communiqué de l’Académie suédoise (prix décerné à Jon Fosse « pour son drame novateur et sa prose qui donne une voix à l’indicible »), évitant tout examen critique. L’œuvre, il est vrai, est écrite, non pas en norvégien, mais en nynorsk et, comme les lecteurs de ce néo-norvégien ne sont pas légion dans le monde, elle est diffusée en traduction, parfois à partir d’une première traduction en anglais.
La prudence s’impose dans l’interprétation. De toute évidence, Jon Fosse est un écrivain d’avant-garde. C’est d’ailleurs ce pour quoi les académiciens suédois, progressistes en diable, ont distingué ses drames novateurs. Il aurait même réussi à dire ce qui ne peut pas être dit. Il donne « voix à l’indicible ». Dans « Pourquoi j’écris » (2000), Derrida, le gourou de la « déconstruction », est cité pour justifier la voix de indicible : « Ce qu’on ne peut pas dire, il faut l’écrire ». Le dernier roman paru en français, L’Autre Nom, de la page 13 à la page 293, est fait d’une suite de mots, sans point, mais avec des virgules, d’un seul tenant ; et encore n’est-ce que les deux premiers volumes d’une septologie, cinq autres volumes étant annoncés. La phrase disparaît. Il reste un discours sans fin, entrecoupé de dialogues disposés en « liste ». Cela ressemble à un remake d’Ulysses ou de Finnegans Wake, ces romans de James Joyce parus entre 1918 et 1938, il y a plus d’un siècle. Les pièces de théâtre, Variations sur la mort, Un jour en été, Hiver… s’inscrivent dans le sillage de Beckett, dont le prix Nobel a couronné l’œuvre en 1969, il y a plus d’un demi-siècle. En attendant Godot a été joué pour la première fois en 1953, il y a presque trois quarts de siècle. Du « moderne » aussi ancien n’est guère « novateur », quoi qu’en pensent les académiciens suédois ; c’est devenu avec la patine du temps de l’académisme. La comédienne Isabelle Carré, qui a joué dans Et la nuit chante représentée en 2003 au Théâtre du Rond-Point, témoigne : « Chaque représentation déclenchait les mêmes mouvements d’impatience et d’exaspération […] Certains spectateurs préféraient quitter les gradins, bruyamment ». Mais, il est vrai que « Jon Fosse […] est même devenu un des auteurs les plus joués au monde ». L’académie suédoise pensant très bien, académisme oblige, ses choix deviennent suspects, à juste raison. Ne se targue-t-elle pas d’œuvrer « pour un langage commun, riche et vivant que chacun devrait avoir la possibilité d’utiliser et de développer » ? Une pareille moraline ferait s’esclaffer le très regretté Philippe Muray.
Dans la presse, les critiques ont émis de timides réserves. Peut-être ont-ils assisté à une de ces représentations qui avaient fait fuir les spectateurs ? Jon Fosse écrit des « dialogues » de théâtre sans ponctuation ou sans virgule, sauf dans les indications de jeux de scène destinées aux acteurs et imprimées en italiques. Ainsi dans Hiver (2000) : Noir. La lumière monte. Un banc de jardin public. Un homme entre par la droite, il est vêtu d’un pardessus noir, il s’assied sur le banc, au bord à gauche. Une femme entre tout de suite après, elle est légèrement vêtue, sans manteau, elle s’assied également sur le banc, au bord à droite, etc. En fait, la mise en pages verticale des dialogues, comme s’il s’agissait d’une liste, en facilite la lecture. Comme suit :
Autrefois
oui avant de te connaître
je faisais toujours de longues promenades
Chaque dimanche je faisais une promenade
Souvent les autres jours aussi
Et j’avais des amis
Même si je n’avais pas beaucoup d’amis
j’avais des amis
des copines
Mais elles
elles ne viennent plus jamais
Cela se lit et se comprend aisément. Les « phrases » sont courtes et les majuscules signalent au début de la ligne qu’une nouvelle phrase commence.
Certes, le texte du roman L’Autre Nom, volumes I et II d’une « Septologie » en cours de publication, est moins aisé à lire :
« Et je me vois debout face à l’image avec ses deux traits, un marron et un violet, qui se croisent dans le milieu, une image oblongue, je me vois la regarder, et je vois que j’ai peint les traits avec une grande lenteur, avec une épaisseur dans la peinture, qui a coulé, la couleur se mélange à l’endroit où se croisent la petite ligne violette et la marron, avant de couler vers le bas, et je pense que ce n’est pas un tableau, mais en même temps l’image est telle qu’elle doit être, elle est terminée, il n’y a rien à ajouter, je pense, et je dois m’en débarrasser, je ne veux plus l’avoir sur le chevalet, je ne veux plus la voir, je pense, et je pense qu’on est aujourd’hui lundi, que je dois la remiser avec les autres tableaux sur lesquels je travaille en ce moment mais que je n’ai pas encore terminés, ceux que j’ai posés entre la porte de la chambre et la porte du couloir, inclinés châssis apparent, sous le crochet du portemanteau auquel est suspendue ma sacoche en cuir marron, dans laquelle se trouvent mon carnet de croquis et mon crayon de bois, et je regarde les deux piles de tableaux terminés inclinés contre le mur tout près de la porte de la cuisine, j’ai déjà une dizaine de tableaux terminés », et ainsi de suite, sur près de trois cents pages.
Pourtant, cette apparence de modernité cache quelque chose, dont on peut prendre conscience, si on lit attentivement ce qui est écrit. Les personnages des drames n’ont pas de nom : c’est la vieille femme, la jeune femme, l’amie âgée, la jeune amie, l’homme, la femme, le père, la mère, la femme âgée, la fille, l’homme âgé, l’ami. C’est un homme et une femme ou une femme et un homme. Parfois, le personnage masculin est désigné par un seul prénom : Baste, Asle. Ils n’ont ni métier, ni statut social. Le drame qui se joue n’est pas social, encore moins historique, mais métaphysique ou ontologique. Les personnages sont vides ou hantés par le néant et la mort ou le suicide : le suicide sans raison, uniquement pour disparaître sans laisser de trace. Dans « Pourquoi j’écris » (2000), Jon Fosse explique qu’il tente de créer « un langage […] qui avant tout est, qui est lui-même, un peu comme les pierres et les arbres et les dieux et les hommes, et qui ne signifie qu’en second lieu ». Il n’y a pas de représentation ou de référence à quelque chose d’extérieur, mais présence. L’objet des drames est l’Être : c’est ce qui est. Le verbe être est employé absolument sans attribut, ni complément. On peut résumer cela en parodiant Descartes : Je suis, donc Dieu est. Le but est de faire être. Voilà qui nous éloigne de la modernité sociale ou politique.
L’Autre Nom, volumes I et II de la Septologie, est un long flux de conscience. Asle, le narrateur, est « artiste peintre ». Chez le Charpentier, il se procure du bois pour fabriquer ses châssis et il achète des toiles et de la peinture chez le Marchand de Couleurs de Bergen. Pourtant, il ne peint pas de tableaux (ce mot n’est employé qu’à quelques reprises), mais des « images ». C’est un peintre de saintes images qu’il estime parfaites quand, d’elles, émane la lumière : « une image n’est pas terminée tant que la lumière n’est pas en elle, même si cette lumière est invisible, je pense, oui, même si personne à part moi ne peut voir la lumière, elle doit quand même y être ». Ou il peint, ou, silencieux, il regarde le vide, d’où peut surgir Dieu : « quand je ne peins pas […], je peux aussi rester assis à regarder dans le vide, droit devant moi, et être tout en même temps totalement vide en moi, et être très silencieux, et c’est dans ce silence vide que j’ai l’habitude de réciter mes prières mentales les plus vraies, oui, c’est dans ce silence vide que Dieu est le plus près, que Dieu peut être entendu, et c’est dans l’invisible que Dieu peut être vu, et bien sûr que je connais mon Pater Noster… » Enfin, comme pour conjurer ce vide et exorciser la mort ramenée à la simple disparition du corps, les prières reviennent régulièrement dans L’Autre Nom. Ainsi, page 293, est cité Maître Eckhart (1260-1328), le théologien de la mystique rhénane : « Si l’être humain n’existait pas, Dieu ne serait pas non plus. Que Dieu soit Dieu, j’en suis une cause… Et si je n’étais pas, Dieu ne serait pas Dieu ». En exergue de ce roman sont cités le verset II, 17 de l’Apocalypse de Jean et trois mots de l’Agnus Dei, à savoir « Celui qui a des oreilles, qu’il entende ce que l’Esprit dit aux Églises. Au vainqueur je donnerai de la manne cachée, je lui donnerai un caillou blanc, et, inscrit sur ce caillou, un nom nouveau que nul ne sait, sauf celui qui le reçoit » et Dona nobis pacem [« donne-nous la paix »]. Le « roman » s’achève sur la récitation du Notre Père en latin, puis en nynorsk, du Salve Regina en latin (le narrateur ne dispose d’une version de cette prière en nynorsk), du kyrie eleison en nynorsk « Seigneur… Jésus… Christ… Aie pitié de moi ».
La modernité affichée est le cache-misère d’une intense foi catholique. Il semble que les académiciens de Stockholm n’aient vu que la façade. S’ils avaient vraiment lu l’œuvre de Jon Fosse, ils ne l’auraient peut-être pas aussi imprudemment signalée à l’attention des lecteurs du monde entier. Voilà une méprise qui aurait réjoui Philippe Muray.