par Jean-Paul Dous
auteur de Jean-Philippe Rameau, un musicien philosophe au siècle des Lumières
Il est difficile d’évoquer Jacques Chardonne (1884-1968) tant l’homme échappe aux poncifs habituels. Jugé « collaborationniste » après la Seconde Guerre mondiale, il a fait l’objet d’un ostracisme dont on mesure aujourd’hui l’ampleur, puisque plus grand monde ne le lit ou, comme François Mitterrand qui l’a longtemps loué avant de se taire, n’ose reconnaître son admiration en public. D’autres pensent le diminuer en faisant de lui un « écrivain régional », mépris républicain pour l’inspiration qui vient de la terre (des « terroirs », comme ils disent), ignorant des liens pourtant fondamentaux qui relient l’agriculture à la culture. Jean-Paul Dous, qui fut notre chroniqueur régulier aux Cahiers de l’Indépendance, a publié en 2011 un essai très remarqué, Jean-Philippe Rameau, un musicien philosophe au siècle des Lumières, pour lequel il a reçu en 2014 le prix de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Bordeaux. Sous son nom d’auteur (Jacques Oloron), il a également publié en 2016 un texte philosophique Retour à la réalité (Accarias-L’Originel). Un roman, Terre Sainte, doit paraître prochainement. Un essai sur Chardonne étant actuellement en cours de rédaction, il a bien voulu nous en donner ici un aperçu.
Par négligence, on ne veut pas voir combien Chardonne fut éminemment français et jusqu’au bout des ongles. Pour être exact, il est ontologiquement français. Non pas parce qu’il aime la baguette de pain, va à la messe ou dépeint amoureusement son terroir charentais, mais parce qu’il respire la France : il l’est par identité, plus que par appartenance. À cet étiage, il rejoint de Gaulle, lequel lui écrit dans une lettre datée du 9 avril 1966, le remerciant pour un livre qu’il lui a fait parvenir : « Cher maître, vos Propos comme ça m’enchantent. J’admire l’ampleur et la désinvolture de votre pensée. Je goûte votre style pur et sans accessoires ».
D’emblée, de Gaulle comprend que Chardonne a une vision spirituelle de la France. Chardonne respire la France. Pour l’écrivain, elle est une intériorité. « On dit que la France est riche. Je n’en suis pas sûr. C’est sa lumière qui fait illusion et elle vient des Français ». Évoquant La Rochefoucauld : « Le miracle d’un esprit délié, c’est pour moi proprement la France ». « Un esprit délié » étant dans sa vision un être qui, émancipé de toute « croyance », ne ressent plus la nécessité d’adhérer à quoi que ce soit pour être ce qu’il est.
Une gouttelette claire
Jacques Chardonne est probablement l’écrivain le plus sous-estimé de la littérature française. Bien que de facture classique, son écriture est singulière, à nulle autre pareille. Tout est tenu chez lui par le style, comme si la manière, le ton, importaient davantage que l’objet. « Le style [doit être] fin, fin comme une aiguille, mais une aiguille sans fil et qui ne peut rien coudre, [exprimant] par son humilité même et la précision de la nuance ce qui n’est senti qu’une fois ». Quant à l’histoire à raconter, il ne fait que l’entrevoir. L’essentiel est de bien exprimer, la littérature étant pour lui manière de converser – à la française, comme toujours.
Converser, oui ; mais ne pas bavarder. « Je ne retiens que ce qui peut être dit vite, en peu de mots, parfaitement clairs. Je n’ai jamais cherché que le mot juste ». De toute manière, « une pensée n’est pas mûre quand elle ne peut se condenser en une gouttelette claire ». Cette concision sera la marque distinctive de l’auteur. Limpidité, netteté, simplicité rehaussent le style. L’écrivain ne succombe pas aux tentations de l’effet, aux facilités de l’emphase, aux séductions du lyrisme. Il ressent ce travail de distillation tel un sacerdoce. Poétiques, épurés, délicats, ses romans se boivent comme du petit lait ; mais il convient d’en apprécier délicatement les nuances, la finesse, la subtilité. Pour parler charentais, on tient un livre de Chardonne en main comme on tourne un cognac au fond de son verre.
Parallèlement aux huit romans écrits entre 1921 à 1953, Chardonne initie de 1932 à 1966 une série de récits, à mi-chemin entre journal et chronique, proposant un foisonnement de réflexions par lesquelles s’expriment très librement le sens de l’observation et l’acuité de jugement de l’écrivain. Détachement et légèreté insufflent ces créations, comme si l’auteur survolait ou effleurait du doigt le monde dans lequel il habite. « Il faut poser le pied assez légèrement sur terre », suggère-t-il. C’est que, pour lui, « les hommes ont tort de trop se mêler des affaires humaines » : « la vie échappe à toute mesure », elle « n’est pas faite pour notre jugement ». La seule exigence à respecter est de regarder ce qui se présente à nous, sans juger. « Il faut apprendre à voir, il n’y a pas d’autre bonheur ». « L’intelligence, c’est un œil ». Or « un regard suffit sur l’éternel ». Un seul.
Le bonheur nous touche doucement
Mais nous ne savons pas contempler. Le monde que nous croyons objectif n’est que la projection de notre esprit : « C’est de la réalité [dont] nous avons le moins conscience ». « Si tu crois en Dieu, fais-lui [donc] cadeau de ton propre monde » : débarrasse-toi des jugements que tu portes sur le monde, nous dit-il, et apprécie-le vraiment. Car « il y a dans l’élémentaire une force profonde qui surpasse l’esprit, qui impose le bonheur ». « L’autre monde n’est pas dans un chimérique au-delà ; il est au cœur des choses. L’humble vérité d’abord ; creuser le puits, l’eau viendra ». La clé est de s’ancrer dans « le présent [qui] « contient tout ». Cette posture renvoie au précepte quaker que lui avait transmis durant l’enfance sa grand-mère maternelle (d’origine américaine) : Enjoy deeply the very little, ce que Chardonne reformule à sa manière : « J’ai cherché le plus étroit, la plénitude dans le moindre ». C’est dans le simple que se mesure l’indivisible ; dans l’indivisible que s’épanouit l’Infini.
Dans l’instant, le réel est « merveilleux, plus beau que celui des contes de fées », « plus fantastique qu’aucune imagination ne pourrait le concevoir ». Et la lumière transfigure tout : « Il y a profusion pour les yeux dans la joie de la lumière ». L’essentiel est de « voir le beau dans la nécessité des choses », de reconnaître que « tout ce qui est nécessaire est excellent » car, « dans la vie acceptée, il y a quelque chose qui est plus que la vie », nous insufflant à chaque instant que « la fatalité est la poésie du monde ». Naturellement, « c’est un art qui veut du loisir et un cœur pur que de goûter la vie ». Pour parvenir à cet art de vivre, « ne rien forcer, jamais », car « l’exquis est fait de choses modérées ». C’est ainsi que « la vie offre aux hommes l’extase ». « Le bonheur nous touche doucement ».
Pas besoin donc de nous agiter dans tous les sens, d’aspirer à faire de grandes choses : « Me paraît ridicule tout ce qui vise au dépassement de soi. Ce sont les grands principes autour desquels on s’est battu qui ont ruiné la France, au lieu d’administrer la société, pour le Bien Commun, humblement et efficacement ». Plus simplement, être à l’écoute, nous rendre disponible à ce qui se présente à nous dans l’instant. Ouverture suffisante pour pressentir que l’état de plénitude (auquel nous aspirons tant) est en nous depuis toujours. « S’ouvrir, résume-t-il, tout est là ».