Par Luc Le Garsmeur
Nous commémorons cette année deux anniversaire royaux : en 1223, la mort de Philippe Auguste, et, en 1423, la naissance de Louis XI. Notre chroniqueur Luc Le Garsmeur, professeur de lettres passionné d’histoire (qui fut aussi le rédacteur en chef de plusieurs numéros de nos Cahiers de l’Indépendance), saisit cette occasion pour évoquer, sous forme d’un audacieux « portrait croisé », deux incarnations bien différentes de la monarchie française – étant rappelé que le premier, Philippe, fut un capétien direct et le second, Louis, un capétien indirect de la branche Valois. Le premier s’illustra à Bouvines, construisit le Louvre et contribua aux travaux de Notre-Dame de Paris, tandis que, en ce merveilleux XIIIe siècle, la France se couvrait « d’un grand manteau de cathédrales » ; le second fut l’habile manœuvrier, réputé rusé et cruel, surnommé « l’universelle araigne » qui tissa sa toile inlassablement pour arracher à ses ennemis tel traité, tel bout de territoire – à sa mort, la France commençait à prendre les contours qu’on lui connaît aujourd’hui. Dans l’image que nous en avons, l’un est solaire, l’autre lunaire. Thomas Basin, évêque de Lisieux, dépeint Louis comme « l’abominable tyran d’un peuple admirable ». Que dirait-il aujourd’hui où les dirigeants, non contents de tyranniser le même peuple admirable, sont si peu soucieux de rendre la France « plus grande » ? Plongeons donc dans notre histoire médiévale, pas si lointaine… / Catherine Rouvier.
L’année 2023 qui s’achève est notamment celle du 800e anniversaire de la mort de Philippe II Auguste (né en 1165, roi de France de 1180-1223) et du 600e anniversaire de la naissance de son treizième successeur, Louis XI (né en 1423, roi de France de 1461-1483) – deux de nos plus grands rois. Tous les deux ont mené la même politique capétienne, le premier au tournant du XIIIe siècle et le second au mitan du XVe : Philippe (septième Capétien « direct ») et Louis (sixième Valois) ont augmenté le domaine royal contre le comte de Flandre et le duc de Bourgogne, grossissant le crédit de la France face à l’Angleterre et à l’Empire Germanique. Mais leur œuvre majeure est intérieure : en réduisant les grands féodaux, ils ont ouvert la carrière de l’unification du royaume le plus hétérogène de la Chrétienté. Si l’affirmation royale les rassemble, leurs voies les éloignent cependant : le premier fut un miroir de la chevalerie, victorieuse à Bouvines (1214) ; le second, habile manœuvrier, meurt avec le Moyen-Âge, en 1483, l’année même de naissance de Luther, après avoir été le contemporain de la prise de Constantinople par les Turcs et, à quelques années près, de la découverte de l’Amérique. La légende dorée du premier et la légende noire du second laissent désormais la place à une vision réaliste et, surtout, à quelques leçons politiques.
Philippe II Auguste, roi-chevalier
« Je tâcherai de raconter sommairement en mes chants véridiques les batailles et les glorieuses actions par lesquelles le magnanime Philippe a signalé, dès ses plus jeunes ans, son bras puissant dans le maniement des armes », écrit l’hagiographe Guillaume le Breton en tête du Chant premier de La Philippide, dans la traduction de François Guizot parue en 1825. Il faut ici situer Philippe II, chronologiquement et moralement assez près de son petit-fils saint Louis.
Dans sa rivalité avec Richard Ier d’Angleterre, Philippe « Cœur-de-lièvre » ne sort toutefois pas grandi de sa participation à la troisième croisade à laquelle le pape Grégoire VIII a appelé dans la bulle Audit tremendi (1187) après la prise de Jérusalem par Saladin. Car, si le roi de France arrive devant Saint-Jean d’Acre dès le 20 avril 1291, soit deux mois avant le roi d’Angleterre, il réembarque à Tyr dès le 3 août. Des deux rois (qui, rappelons-le, étaient amis d’enfance), aucun n’a repris Jérusalem, mais Richard a obtenu pour les Chrétiens, à qui la première croisade avait rouvert la route du pèlerinage, l’exonération des taxes et, pour les marchands chrétiens, la libre circulation à l’intérieur de Jérusalem. De ce traité conclu avec Saladin le 2 septembre 1292, Philippe n’est pas cosignataire. Il est vrai qu’il refuse de laisser sans roi son royaume et que Richard, menacé par la soif de pouvoir de son frère Jean sans Terre, aura quelque raison de regretter son absence de quatre années.
Le 27 juillet 1214, à Bouvines, près de Lille, le roi de France écrase la coalition de l’empereur Othon IV de Brunswick, du comte Ferrand de Flandre, du duc Henri de Brabant et du comte Renaud de Boulogne. Jean sans Terre n’est défait que par intention, puisque ses troupes se sont débandées antérieurement, n’ayant marché en bon ordre que de La Rochelle à La Roche-aux-Moines près d’Angers. C’est la première coalition qu’affronte la France et c’est la première fois que c’est la France qui combat puisque les historiens français du XIXe siècle – pourtant avares en signes de reconnaissance adressés à l’Ancien Régime – y ont vu à juste titre la victoire des efforts cumulés de la chevalerie féodale et des milices communales. Ils l’ont emporté à moins d’un contre trois.
Cette victoire, qui sera célébrée à Paris par une semaine entière de fêtes au quartier latin (preuve que le sentiment national existait déjà bel et bien), affirme d’abord la royauté capétienne face à l’Empereur qui fuit déguisé et perd peu après son trône. C’est aussi une victoire contre les barons du Nord, laquelle augure de nouvelles extensions territoriales françaises et prédit la fin de la féodalité ainsi que l’avènement de l’État moderne. C’est enfin un gage de légitimité, et pour la nation française (que certains historiens, tel Georges Duby, affirment être née là) et pour les Capétiens qui ne cesseront plus d’étendre patiemment le territoire national. Philippe Auguste, dont le rituel de l’enterrement empruntera beaucoup au rituel de la royauté anglaise, fait alors de la royauté un système ou plutôt un ordre cohérent qui lui survivra 600 ans et dont la cohérence ne sera plus jamais connue des Anglais eux-mêmes, dont les barons mécontents changeront par la Magna Carta le régime en oligarchie. Le peuple qui avait imposé à Philippe Auguste de reprendre sa première femme Isabelle de Hainaut en 1184 lui prête secours : la légitimité française sera plus que jamais fondée sur l’alliance entre le souverain et ses peuples, loin de toute théocratie, de toute xénocratie, de toute oligarchie et… de toute démocratie, encore que l’on votât beaucoup au Moyen Age, du moins à l’échelle locale.
Louis XI, modernisateur de l’armée royale
En 1477, Louis XI fonde sur ses mercenaires suisses la réorganisation de ses troupes à pied. Il ne conserve ainsi que 800 francs-archers, soit 5 % des 16 000 que lui doivent les paroisses. En contrepartie, ces dernières voient tripler le montant de leur taille. Ces « bandes de Picardie » dont descend le plus ancien régiment subsistant d’Europe, le 1er Régiment d’infanterie (1er RI), emploient aussi des pièces d’artillerie. La levée en masse fut toujours inconnue de la Royauté en France – de même que les « boucheries héroïques » que vantait Voltaire…
Infidèle, cauteleux, cruel, hypocondriaque et superstitieux, Louis XI est aussi un prince chrétien : en 1481, espérant de saint François de Paule la guérison, il le reçoit avec d’infinis égards à sa cour. Au début de 1443, il a loué la sainte Vierge pour sa victoire sur les Anglais de Talbot qui assiégeaient Dieppe. Il se montra généreux envers les combattants et ceux qui avaient secouru les blessés.
Le plus grand mérite de Louis XI fut de mettre un terme à la guerre de Cent ans, ouverte en 1337. En effet, si elle s’achève militairement en 1453, sous le règne de son père Charles VII avec la victoire de Castillon, c’est le traité de Picquigny (1475) qui clôt cette très longue guerre sporadique. L’Universelle araigne sait convaincre Édouard IV d’Angleterre que son allié Charles le Téméraire n’a pas respecté le traité de Londres (1474), préférant combattre sur le Rhin plutôt que la couronne de France. Il paye et l’Anglais le reconnaît comme roi légitime avant de rembarquer.
Les bienfaiteurs respectifs de Paris et du Dauphiné
La construction de la cathédrale Notre-Dame de Paris débute deux ans avant la naissance du roi. En 1182, dans la deuxième année de son règne, le chœur est achevé. Le maître-autel est consacré le 19 mai. Suivent l’ornementation de la façade occidentale, l’achèvement de la galerie des Rois durant la décennie 1220 et l’ouverture de ce qui sera la grande rosace. Sous son règne sont également ouverts l’hospice Sainte-Catherine (1185) et l’hôpital de la Trinité (1202), deux œuvres pies. Richard Cœur-de-lion s’étant emparé des archives du royaume de France lors de la bataille de Fréteval (1194), Philippe les fait reconstituer et en entrepose dès lors copie dans Paris. En 1200, une charte royale fonde l’université de Paris. Par voie de privilège, maîtres et écoliers disposent dès lors, au sein d’une juridiction ecclésiastique, d’une liberté et d’une sécurité importantes. Les écoles parisiennes connaissent un grand essor.
La foire Saint-Ladre ou Saint-Lazare avait été créée dans l’actuel Xe arrondissement de Paris par le roi Louis VI le Gros en 1110. Philippe Auguste la fait racheter au début des années 1180, la déplace au centre de la ville, dans ce qui deviendra les Halles, et lui adjoint deux bâtiments couverts dans un but d’assainissement. C’est encore Philippe Auguste qui réglemente en personne le commerce des denrées de base : pain, viande, vin ; lui encore qui apporte une contribution décisive à la voirie parisienne en faisant paver ses rues en 1186. L’année suivante, il assainit, draine, nivelle et clôt le cimetière des Saints-Innocents. Respectivement en 1190, puis de 1209 à 1212, il entame la construction d’un mur d’enceinte sur la rive droite puis sur la rive gauche. Mais sa principale réalisation demeure l’achèvement du château du Louvre.
De 1447 à 1456, le futur Louis XI de France administre sur place le Dauphiné. Il lui rattache les comtés de Valentinois et de Diois dont s’était emparé le duc de Savoie. Louis unifie, centralise et administre avec soin le Dauphiné. Avec l’appui du Conseil delphinal, érigé en Parlement, il soumet les seigneuries ecclésiastiques et laïques qui prétendaient relever encore de l’autorité du Saint-Empire. Le Dauphin centralise les institutions administratives, financières et judiciaires de la province. Battant monnaie, levant des troupes et faisant campagne, fondant une université (à Valence) et protégeant le commerce, Louis épouse aussi, sans l’assentiment de son père, la fille du duc de Savoie, projetant d’étendre le Dauphiné des deux côtés des Alpes. Charles VII met bon ordre au bout d’une décennie à ses velléités d’indépendance et Louis fuit chez le duc Philippe III de Bourgogne dont il devra affronter ultérieurement le fils.
Roi ancien et roi moderne ?
Au tournant du XIIIe siècle fait son apparition une nouvelle titulature, celle de rex Franciæ, « roi de France », suivie par l’émergence du regnum Franciæ, « royaume de France ». C’est la marque de la nouvelle nation, consacrée par la victoire de Bouvines. Jusque-là, le roi l’était des Francs (rex Francorum). La nouvelle titulature sera employée jusqu’à Louis XVI et à nouveau par Louis XVIII et Charles X, Louis-Philippe ne prenant que le titre de roi des Français, moins par traditionalisme que pour exprimer sa dette envers la représentation nationale, et non plus envers la nation.
Fondateur de la nation française, Philippe a étendu le domaine royal à l’Artois, au Valois, à Amiens, au Vermandois, au Vexin normand, au Berry, à la Touraine, au Maine et à l’Anjou. C’est d’ailleurs le sens de son nom de règne le plus connu : Auguste. Il le doit au moine de Saint-Denis Rigord qui l’emploie pour la première fois dans ses Gesta Philippi Augusti, chronique quasi-officielle écrite de 1186 à après 1208. L’épithète a trois sens : la référence au mois de sa naissance (août – augustus en latin) ; l’élévation flatteuse au rang des empereurs romains ; une étymologie digne d’Isidore de Séville en ce qu’elle voit dans augustus un dérivé du verbe latin augeo, « j’augmente, j’enrichis ». Ironie de l’historiographie, Philippe II confie ensuite à un autre moine-chroniqueur, Guillaume le Breton, la tâche d’étendre cette chronique et surtout d’en retrancher les passages critiques, notamment à l’endroit de ses infortunes conjugales. De 1214 à 1224, le roi est héroïsé par le second dans une chronique en vers qui vaut poème épique, La Philippide.
Philippe Auguste est aussi l’un des plus efficaces consolidateurs de la Couronne. Avec lui, la continuité de la dynastie se marque par l’absence d’association de son fils au trône : c’est que, pour la première fois dans notre histoire royale, la succession de son fils aîné ne souffre pas discussion. De fait, la transmission de la couronne à Louis VIII ne fera l’objet ni d’un vote ni même d’une approbation, qui était devenue de pur principe, émise par les pairs du Royaume. Cette hérédité se marque aussi en amont par le travail poétique de Gilles de Paris. Dans son poème Karolinus, adressé au futur Louis VIII, il relie les généalogies carolingienne et capétienne, source de nombreux développements sur la race royale et la légitimité de la transmission du pouvoir suprême par le sang. Notons que nos Louis se comptent à partir de Clovis, prénom devenu au fil du temps Louis : c’est ainsi que Louis VIII était réputé septième après Clovis, Louis XVI quinzième après Clovis, etc.
Contre les féodaux
C’est essentiellement par des manœuvres que, quant à lui, Louis XI s’empare de la Bretagne, de la Bourgogne, du Maine, de l’Anjou (ces deux dernières provinces et l’Artois ayant déjà été acquis justement par Philippe Auguste), de la Provence, du Roussillon, de la Cerdagne, de la Picardie, de l’Artois et de la Flandre. Comme la rupture du traité de Péronne de 1468 en 1470, la signature du traité de Picquigny (1475) illustre la méthode de Louis XI, moins brutale que séductrice. Économe en vies humaines, cette méthode est cependant financièrement coûteuse. Louis n’a-t-il pas versé à Édouard quelque 75 000 écus d’or et une pension annuelle de 50 000 écus – soit 500 000 écus en tout ? Cette culture du compromis et de la dépense publique a depuis lors fait des émules dans l’organisation politique de la France : parlementarisme et alternance électorale, politique étrangère d’équilibre d’une part ; clientélisme, électoralisme, voire démagogie et corruption de l’autre.
Comme son prédécesseur Auguste, Louis XI doit combattre les grands féodaux. Il affirme la puissance d’une autorité administrative commune ; mais, alors que son lointain prédécesseur a déployé baillis mobiles et prévôts fixes sur le territoire, Louis XI ouvre une nouvelle carrière, celle d’une centralisation qui ne seront certes effectifs que des siècles plus tard. Factieux, Louis XI l’est à trois reprises au moins : partie prenante à la Praguerie contre son père Charles VII en 1440, il conspire aussi contre la maîtresse de ce dernier Agnès Sorel et diffuse même des libelles contre son père. Cette déloyauté devait en appeler d’autres, rendant le premier des Français dépendant de ses appuis terrestres. Thomas Basin, évêque de Lisieux certes disgracié, le dépeint comme « l’abominable tyran d’un peuple admirable ». Toute l’histoire politique contemporaine de la France ne semble-t-elle pas faite d’électeurs innocents et de sombres dirigeants ? Dans l’accablement de ceux-ci et le dédouanement de ceux-là, il y a beaucoup de naïveté et d’irresponsabilité, surtout depuis 60 ans que le « premier des Français » est l’élu de tous les Français.
Piètres maris, l’un et l’autre préoccupés par l’argent, Philippe et Louis sont surtout des Capétiens : plus chefs qu’hommes de savoir, ne répugnant pas au conflit, soucieux d’agrandir et de consolider leur royaume, croyants sans être dévots. Mais si l’un est un Ancien, l’autre est un pré-moderne. Bon guerrier, soucieux de son patrimoine et de sa succession, Philippe Auguste est habile, voire cynique, mais émotif et impulsif. C’est aussi un suzerain loyal : un chanoine de Saint-Martin de Tours le campe en « dompteur des superbes, défenseur de l’Église et nourrisseur des pauvres.
Philippe II est donc encore un soldat et Louis XI déjà un politique. « Le plus sage pour se tirer d’un mauvais pas, en temps d’adversité, c’était le roi Louis Onzième, […] qui […] ne s’ennuyait point à être refusé une fois d’un homme qu’il pratiquait à gagner, mais y continuait, en lui promettant largement et donnant par effet argent et états qu’il connaissait qui lui plaisaient », nous rapporte Philippe de Commynes. La pratique est donc ancienne, qui mènera de la corruption par le pouvoir à la corruption du pouvoir. En France, l’horizontalisation de la politique remonte loin ; mais en définitive, le recul du sacré vaut moins refoulement du spirituel par le temporel que rétrécissement de ce même temporel. Le portrait comparé
de l’Auguste français et de l’Araigne universelle éclaire ainsi la genèse
d’une longue construction, ou destruction, de la Légitimité que connaît notre pays.