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Nous aurons besoin de la France pour nous accompagner sur le chemin de l’indépendance

Entretien avec Mathieu Bock-Côté

Mathieu Bock-Côté est chez lui au Nouveau Conservateur. D’abord parce qu’il s’est à plusieurs reprises exprimé dans les colonnes de notre revue-mère les «Cahiers de l’Indépendance» (2007-2016), assumant tranquillement, par ailleurs, son tempérament conservateur dans un essai de 2002 («Pour une pensée conservatrice: critique de l’éthique démocratiquedans la compréhension de l’identité nationale québécoise»). Conservateur «de nature», nationaliste comme on peut l’être au Québec, il aime la France et s’est toujours passionné pour elle, comme les Québécois qui continuent d’y voir leur mère-patrie. Enfin, honneur insigne, cet esprit infatigable et curieux de tout est capable d’acheter en librairie Le Nouveau Conservateur quand une erreur d’adresse l’en prive! Par-dessus tout, son extraordinaire «coup d’oeil politique» ne laisse pas de nous inspirer depuis des années – on lira avec grand profit ses ouvrages majeurs, toujours écrits d’une plume remarquablement limpide Le Multiculturalisme comme religion politique (Cerf, 2016), Le Nouveau Régime (Boréal, Montréal, 2017), L’Empire du politiquement correct (Cerf 2019) et son dernier opus La révolution racialiste et autres virus idéologiquesPresses de la Cité», 2021). D’une œuvre déjà foisonnante, à l’égal de sa faconde toujours joviale et d’une éloquence souvent vertigineuse qui lui vaut quelquefois le reproche de penser trop vite, nous avons retenu cette fois l’une des sujets qui le passionnent le plus, et nous aussi, le Québec. (PMC)

Depuis que, remplaçant Éric Zemmour dans «Face à l’Info», avant de devenir chroniqueur à Europe 1, vous vous êtes provisoirement installé à Paris, vous y êtes devenu une véritable coqueluche. Notre première question sera bien simple: êtes-vous heureux d’être à Paris? Le Québec, où la vie est sans doute plus facile, ne vous manque-t-il pas? Ne trouvez-vous pas qu’il y a quelque chose d’âpre et de rugueux dans la vie parisienne? Paris est-il toujours Paris, en d’autres termes, vous avez le droit d’être sévère, nous le sommes aussi.

Je serai très honnête : la France m’émerveille. Je vous l’écris alors qu’elle brûle, alors que les voyous des banlieues brûlent non seulement leurs quartiers, mais lancent aussi des raids sur Paris, et sur d’autres grandes villes, ce qui était parfaitement prévisible depuis plusieurs années – mais qui osait l’annoncer, le prophétiser même, était assuré de se faire « extrême-droitiser » par le système médiatique. Il y a un peu plus d’un an, quand de semblables voyous ont lancé une razzia contre les spectateurs du stade de France, une figure publique majeure a même osé les présenter comme des supporters britanniques – ce n’était évidemment pas le cas – , et lorsque vint le temps de rappeler qu’ils provenaient des banlieues, la même figure publique jugea que la mention de leur origine était « nauséabonde ». Mentionner les origines « britanniques » était légitime, mentionner les autres fragilisait le dogme du « vivre-ensemble ».

Quiconque s’aventure dans l’espace public, en France, doit se munir d’un logiciel décrypteur pour savoir ce qu’on lui cache quand on lui parle, ce qu’on ne lui dit pas quand on prétend lui dire quelque chose. La novlangue triomphe. L’institutionnalisation du mensonge, qui repose sur la confusion du vrai et du faux, quand ce n’est pas sur leur inversion, est au cœur du régime diversitaire qui  partout se déploie dans le monde occidental, et cela, sur les deux rives de l’Atlantique.

Mais je m’égare, je m’égare. Alors, en réponse à votre question : j’aime la France parce que j’aime les Français. C’est un peuple formidable, qui a le sens de l’amitié, de l’hospitalité, un peuple généreux, et pour les Québécois, mais j’y reviendrai, il s’agit aussi d’un peuple frère. De Gaulle n’hésitait pas, d’ailleurs, à parler des « Français de part et d’autre de l’Atlantique » en les invitant à œuvrer « ensemble, à une même œuvre française ». Quant à la vie à Paris, elle est agréable : je vois encore cette ville avec les yeux enamourés d’un étranger, d’autant que je m’y sens seulement de passage, car, tôt ou tard, viendra le temps de rentrer chez moi. J’aime mon quartier, j’aime quelques autres quartiers, et cela me suffit. J’ai ici des amis précieux, qui sont aussi souvent des camarades de combat – car je fais miennes les batailles françaises. Et même lorsque je serai de retour chez moi, je continuerai de revenir souvent ici.

Vous n’avez pas pour autant délaissé vos interventions médiatiques au Québec. Comment trouvez-vous le temps de mener de front votre vie publique québécoise, votre vie publique française et vos livres?

Disons que j’ai une vie disciplinée, même si tout me porte, quand le temps me le permet, vers le banquet. Et le décalage horaire me sert avantageusement ! Ainsi, trois soirs par semaine, après Face à l’info, je retourne chez moi pour une émission politique québécoise diffusée à 16h chez nous – il est alors 22h ici. De même, du lundi au vendredi, à 16h, heure de Paris, et 10h, heure de Montréal, je fais une chronique à Qub Radio. Et j’écris cinq chroniques par semaine dans le Journal de Montréal.

Mais vous le savez cher Paul-Marie, je demeure, d’abord et avant tout, un indépendantiste québécois. Le combat pour l’indépendance de mon peuple demeure la grande cause de ma vie. Je peux le dire autrement : je demeure un intellectuel québécois, d’abord et avant tout. Ce qui ne m’empêche pas de m’investir dans les débats français « de l’intérieur », si vous me permettez la formule, tellement je m’identifie à la France depuis longtemps – et j’oserais dire, depuis toujours !

Dans votre dernier ouvrage, La Révolution racialiste(Presses de la Cité), vous traitez du wokisme. Ne trouvez-vous pas que la France y résiste davantage que la société nord-américaine – ou sommes-nous aveugles sur nous-mêmes? Est-ce optimiste de croire que la vieille société française épongera le wokisme comme la société russe a finalement absorbé le communisme? Ou pensez-vous que l’ensemble de l’Occident (mot que vous utilisez plus que nous…) est voué à une sorte d’auto-destruction fatale?

Oui elle résiste. Mais elle résiste moins qu’elle ne le devrait. La droite nationale-conservatrice comme la gauche républicaine résistent au wokisme : la première a vu le danger en premier, la seconde s’est réveillée un peu plus tard, mais naturellement, elle veut faire oublier ce réveil tardif en diabolisant la première, qui aurait vu juste pour de mauvaises raisons, parce qu’elle serait philosophiquement hostile à la modernité. On retombe dans un vieux logiciel, celui du « mieux vaut avoir tort avec Sartre que raison avec Aron ». Car Aron aurait eu raison pour de mauvaises raisons, et Sartre, tort pour de bonnes raisons. Le sectarisme de la gauche, même la plus modérée et la plus éclairée, me semble insurmontable.

Tout cela dit, la culture française résiste au wokisme. Le Français de base demeure perplexe quand on lui explique que les sexes n’existent pas et qu’il faut racialiser l’existence à l’américaine pour construire une société juste. Mais les élites formées dans la logique de l’oligarchie mondialiste et du régime diversitaire s’y convertissent comme partout ailleurs, hélas, dans le monde occidental. Le régime diversitaire, partout, se présente comme le point culminant du progrès, il impose partout ses dogmes, il oblige ceux qui le refusent à une forme de dissidence que nous peinons à percevoir ainsi alors qu’il s’agit pourtant du sort réservé à ceux qui refusent la soumission à l’idéocratie actuelle. Nous serons appelés, dans les années à venir, à penser notre liberté intellectuelle à la lumière de l’expérience soviétique – et je tiens à dire que je n’exagère pas en écrivant cela.

Mais justement, est-il opportun d’utiliser le vocable «Occident»? Vous parait-il  fondé?

Oui et non. Je l’ai souvent utilisé. L’Occident, c’est l’Europe et le monde issu de son expansion à partir de 1492. Quelle coïncidence historique, quand même : le début de l’expansion occidentale s’amorce avec l’accomplissement de la Reconquista ! L’Occident a voulu dire quelque chose, mais la signification de ce terme a commencé à changer avec la guerre froide, et a basculé pour de bon après la chute du mur de Berlin, où elle en est venue à se confondre avec une forme de société mondialisée, culminant dans le culte des « droits de l’homme », du marché et de la diversité. Dès lors, le néo-Occident est fait pour pulvériser les peuples qui spontanément s’y identifient.

Parlons plus concrètement : l’Amérique du nord devient de plus en plus post-occidentale, et le vieil Occident, finalement, semble refluer vers son berceau européen – et peut-être demain, est-européen, mais cela reste à voir.  Les États-Unis ont connu une mutation démographique majeure à partir du milieu des années 1960, lorsqu’ils ont transformé en profondeur leur politique d’immigration. Le débat sur les National standards, censés mettre à jour la conscience historique américaine, aboutissait à une proposition révolutionnaire : les Américains étaient invités à ne plus se percevoir comme un peuple issu de la civilisation occidentale, mais comme plusieurs peuples issus du croisement de plusieurs civilisations. Les États-Unis rompaient alors avec l’Europe, et cette rupture s’est dès lors confirmée de mille manières. Tout s’est radicalisé depuis. Plus pragmatiquement, on se contentera de rappeler que l’Amérique traite désormais l’Europe comme le vieux reste d’un monde usé, et projette son destin vers le Pacifique pour le siècle à venir.

Quant au Canada, depuis 1982, il se définit de plus en plus comme un pays post-national et post-occidental – il traite ses origines européennes comme s’il s’agissait d’une filiation toxique, et ne se reconnaît plus de socle fondateur que chez les peuples amérindiens, antérieurs à la colonisation européenne. Le Canada se présente aujourd’hui comme le laboratoire du monde de demain, de l’humanité mondialisée, d’une société à jamais désoccidentalisée, et travaille à rééduquer en permanence les populations d’origine européenne qui le composent pour les amener à s’accuser de suprémacisme ethnique, de profiter d’un supposé privilège blanc, et ainsi de suite. Tout cela va au-delà de Justin Trudeau, n’en doutez pas. Le Québec est le dernier résidu de l’Occident véritable en Amérique du nord, en quelque sorte.

Vous avez un jour, dans «Face à L’info»  évoqué la situation dans laquelle se trouve une librairie de Nancy, Les Deux Cités, qui parce qu’elle vend des livres réputés «de droite» se trouve en lutte avec des militants d’extrême gauche nancéens – et même avec la municipalité de Nancy! Où en est la France avec la liberté d’expression? Vous avez sans doute davantage de points de comparaison que nous n’en avons.

Vous connaissez peut-être ma boutade : les Québécois peuvent tout dire mais ne veulent rien dire, les Français ne peuvent rien dire, mais veulent tout dire. Vos lois, en matière de liberté d’expression, me semblent tout simplement liberticides, et je considère la 17e chambre comme une excentricité française, ayant davantage à voir avec l’idéologie soviétique qu’avec la culture de votre pays. Chez nous, la liberté d’expression est véritable, mais elle s’accompagne d’une culture du consensus qui pousse au conformisme mondain. Par ailleurs, la tolérance à l’endroit des « antifas » nous rappelle qu’elles sont les milices du régime diversitaire, ses supplétifs, si on préfère. Cela dit, le politiquement correct s’impose partout, avec ses dérapages, ses arguments olfactifs qui poussent à juger une idée « sulfureuse » ou « nauséabonde ». Il enferme les élites dans un monde parallèle, il déforme le rapport au monde, il pousse aussi, comme on le voit avec la théorie du genre, à une forme de néo-lyssenkisme qui permet à ceux qui l’embrassent d’avoir une belle carrière à l’Université.

Il y a un peu plus d’un an, Le Monde vous consacrait un long portrait; deux journalistes vous qualifiaient «d’éditorialiste ultra-conservateur». Que vous inspire ce mot, tel qu’il revient sur le devant de la scène en France? Vous sentez-vous «conservateur «? Avez-vous de ce mot la conception que nous développons: être conservateur, c’est d’abord s’opposer au totalitarisme techno-progressiste?

 Le portrait que m’a consacré Le Monde était d’une imbécilité grave, rempli d’inexactitudes, et déformant tout à la fois mon parcours et ma pensée. Autrement dit, c’était un portrait typique du Monde. Je vous avouerai que dès que la presse de gauche s’intéresse à moi, je m’attends, au mieux, à un article médiocre. L’auteur, à coup de raccourcis plus ou moins débiles, cherchait à diaboliser, à me condamner à la peine de mort sociale. J’y suis habitué. Ces gens ont encore un immense pouvoir : on voit de quelle manière la meute peut se jeter sur un homme pour l’exécuter médiatiquement, pour le bannir, pour le frapper d’interdit professionnel.

Je ne sais pas où nous en serons quand notre entretien sera publié, mais j’ai été dégoûté, écœuré, révolté, par le traitement réservé à Geoffroy Lejeune lors de sa nomination à la tête du JDD. Mais bon, devant ces censeurs, devant ces commissaires politiques, devant ces kgbistes de l’EURSS, il faut se tenir droit, ne pas plier, et dire le vrai tel qu’on se le représente, ce qui se fait encore mieux si on a avec soi une bande de copains qui permet à chacun de se retrouver dans l’esprit mousquetaire. La liberté intellectuelle est possible si on a avec soi des camarades qui permettent de tenir tête au régime. Sinon, on risque de devenir fou !

En 2018, le jury de La Carpette anglaise vous remettait son prix d’honneur à titre étranger en expliquant que vous faisiez vivre à vous seul la coopération franco-québécoise. Il est vrai que celle-ci n’est plus aussi vivante qu’elle le fut dans les dernières décennies du XXe siècle. Peut-on dire que l’intérêt mutuel de nos deux peuples s’amoindrit? Voyez-vous dans votre vie quotidienne à Paris un engouement pour le Québec? Réciproquement, de quel œil pensez-vous que le Québécois moyen voit évoluer la France d’aujourd’hui?

J’étais très heureux de recevoir ce prix, et je profite de votre question pour dire à ceux qui nous liront que je vous serai éternellement reconnaissant pour votre rôle joué au moment du référendum sur l’indépendance, en 1995, quand vous avez pesé significativement pour que la France soutienne la cause du Québec libre. Si le Québec avait réussi son indépendance, à ce moment, vous auriez joué votre rôle dans cette réussite. À certaines personnes qui me reprochent de vous estimer, et qui me rappellent nos désaccords sur la Russie ou sur la Catalogne, je leur réponds qu’aucun homme ne se grandit à renier ses amis, et que vous avez toujours été pour le Québec un ami précieux.

Tout cela dit, nos deux peuples ont en partage une situation existentielle commune. En Amérique du nord, le Québec incarne une différence irréductible, que le régime canadien assimile à une forme de suprémacisme ethnique, ce qui est débile. Du point de vue du monde anglo-saxon, la France aussi incarne une différence irréductible – elle résiste, comme nous le disions plus haut, au wokisme, on la diabolise même pour cela – même si elle n’y résiste pas assez ! Nos deux peuples partagent un destin. Si jamais le peuple québécois en vient à renier ses racines françaises, comme le proposent les militants zélés du multiculturalisme, il verra son identité s’assécher très rapidement. Nous avons besoin de la France pour nous projeter dans le monde, pour éviter le repli provincial vers un Québec qui serait enfermé en lui-même et qui ne comprendrait plus le génie universel de la langue française. Et nous aurons besoin de la France pour nous accompagner, quand le temps viendra, sur le chemin de l’indépendance. Un pays n’accède pas à l’indépendance sans un grand allié international : la France est notre alliée.

Il semble que le mouvement souverainiste québécois ne se relâche pas, mais qu’il est en train de muter. Pouvez-vous nous en dire plus et notamment nous dire si la question de l’indépendance reste clairement posée? Comment évolue-t-elle au cours des années présentes?

La question nationale revient en force. Le Canada est en marche vers une crise constitutionnelle de grande ampleur. En deux mots : entre le Canada multiculturaliste et anglophone, et le Québec, laïque, national et francophone, le choc est programmé. Le Québec a voté en 2019 une loi sur la laïcité, qui traduit politiquement un élément central de son identité contemporaine – à travers elle, il marque son refus de l’idéologie multiculturaliste. Le régime canadien cherche à la démanteler à tout prix, et présente la moindre affirmation du sentiment national québécois comme une forme de suprémacisme ethnique. Il y aura un choc constitutionnel dans les années à venir. D’autant que le pourrissement de la situation linguistique à Montréal est indéniable. Montréal s’anglicise, les Québécois francophones y sont de plus en plus considérés comme les résidus d’un temps révolu. Les Québécois ont été expulsés symboliquement de leur métropole, et le seront bientôt du Québec : ils vivent en étrangers chez eux. Sans oublier qu’Ottawa, avec cet étrange projet qu’on appelle l’Initiative du siècle, a désormais pour ambition de faire du Canada à 100 millions d’habitants d’ici la fin du siècle. Dans ce Canada qui sera arrivé au terme de sa révolution démographique, le fait français ne sera plus que résiduel, insignifiant, oublié, et le peuple québécois deviendra minoritaire en son propre pays, il ne sera plus qu’une minorité ethnique oubliée, se battant pour quelques droits folkloriques, sans avenir, sans la capacité de se projeter dans un espace institutionnel et culturel complet, permettant l’émancipation de ceux qui le composent et s’y reconnaissent.

L’indépendance est donc absolument essentielle pour le peuple québécois. Sans elle, il connaîtra un rabougrissement existentiel terrifiant, et quatre siècles d’histoire s’achèveront, pour reprendre la formule de Robert Laplante, sur un non-lieu. Je crois que le peuple québécois accédera à l’indépendance, ou alors, il disparaîtra. Je ne parviens pas à me résoudre à cette idée. Pour reprendre les mots du général de Gaulle : vive le Québec libre ! Et comme l’écrivait Gaston Miron : « ça ne pourra pas toujours ne pas arriver »… n

 Propos recueillis par Paul-Marie Coûteaux

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