Par M. Jean-Marie Rouart, écrivain et membre de l’Académie Française
Reproduction d’un discours prononcé à l’Université de Pékin le 16 décembre 2014
« L’importance de la littérature dans la nation française ». Quand Monsieur Dong Qiang m’a demandé avec un peu d’inquiétude si trente minutes me suffiraient pour évoquer un tel sujet, je lui ai répondu : on peut le traiter en plusieurs semaines ou en dix minutes. C’était d’ailleurs reprendre l’opinion de Napoléon qui considérait que si l’on veut comprendre la France, il faut se contenter d’un seul livre ou bien alors il en faut mille.
Si la France a une particularité, c’est bien l’importance que revêt pour elle la littérature au cœur même de l’État et dans le cœur des français. Au point que l’on pourrait même dire que la France est une création littéraire. Une invention des poètes et des écrivains autant qu’une réalité géographique, historique et politique. De Gaulle a popularisé cette image en évoquant « l’idée » de la France, principe qu’il a d’ailleurs mis en pratique en incarnant lui-même la France à Londres, hors donc du territoire français et de l’État légal siégeant dans un pays alors occupé. Il considérait qu’il tirait sa légitimité du patrimoine moral, intellectuel et spirituel d’un pays privé de sa valeur fondatrice : la liberté. Il l’a reconnu : « si j’ai pu relever la France à une heure grave de son histoire, c’est grâce au tronçon d’un glaive et à la pensée — je dis bien la pensée — française ».
Entre Debré et Malraux
Et rien n’illustre mieux l’importance fondamentale qu’il attachait au pouvoir littéraire qu’un passage de ses Mémoires dans lequel il écrit : À ma gauche Michel Debré. À ma droite j’ai et j’aurai toujours André Malraux. La présence à mes côtés de cet ami génial, fervent des hautes destinées, me donne l’impression que, par-là, je suis couvert du terre-à-terre ». Quel symbole ! De Gaulle a placé à sa gauche Michel Debré qui a présidé à la rédaction de la Constitution de la Ve République qui fut son ancien Premier ministre et représente et illustre la plus haute administration de l’État. Mais à sa droite, à la place d’honneur, et ce n’est pas fortuit, il y a Malraux. Que trouver de mieux comme symbole : à travers Malraux, de Gaulle rend hommage à la littérature, à l’Histoire, à la culture de la France. Comment mieux signifier qu’au-delà de l’État, garant des institutions et de la bonne marche de l’administration, il existe un principe supérieur qui est lui de l’ordre de la nation, lui sert de repère et de guide. La particularité française, sans doute son exception, réside dans cette interaction entre garant de l’unité nationale à travers la diversité géographique et cette pensée française elle aussi en apparence si foisonnante et, diffuse mais dans le fond cohérente dans ses valeurs et la mission qu’elle s’arroge.
La principale illustration de ce couple indissociable, même s’il connaît parfois des orages et des turbulences, c’est la création de l’Académie française. Richelieu, dans ses buts avoués et dans ceux moins avouables, visait au moins autant à avoir les littérateurs sous sa coupe pour légiférer sur la langue française que tenter sinon de limer leur esprit de contestation, du moins tenter de le contrôler. Mais au-delà de ces arrières pensées, ce qu’a admirablement compris Richelieu, c’est la nature profondément littéraire de la nation française, de ses élites sociales jusqu’au petit peuple, et c’est à cette association qu’en matière de langue il a confié la mission de sanctionner le bon usage. L’histoire de la France plonge en effet ses racines dans l’héritage gréco-romain qui magnifie et honore la culture littéraire, les belles lettres, et les a toujours étroitement associées aux charges politiques et tribunitiennes.
La nation se ressource dans le rêve
Surtout, Richelieu a compris qu’a côté des réalités glaciales du pouvoir « le plus froid des monstres froids », il y a une nécessité pour les français de voir se constituer le roman de la France autour des idées qui l’illustrent, la constituent, la définissent. Tous les grands successeurs de Richelieu, Louis XIV, Napoléon, de Gaulle, admettront cette idée que l’État, si fort soit-il, a besoin d’une nation qui, elle, se ressource dans la littérature, dans le rêve. C’est ainsi qu’ils ont accepté cette concurrence de deux France, l’une qui les a placés à sa tête et qu’ils dirigent, et une autre, imaginaire, détentrice de valeurs, d’idéal et de beauté. Tous ces chefs d’État ont admis le pouvoir des écrivains, même lorsqu’ils contrariaient leurs projets ou contestaient leur pouvoir. Ils ont compris plus ou moins de bonne grâce que, parallèlement aux réalités de l’action, le rôle des hommes de lettres était de nourrir de leur imagination et de leur talent le grand roman national et d’en préserver l’idéal. D’où ces couples indissociables qui font partie de la légende : Louis XIV-Corneille, Napoléon-Chateaubriand, de Gaulle-Malraux.
Ce principe si profond de liberté qui fera toujours de la France un pays hostile à l’esclavage est magnifiquement exprimé par Montesquieu : « Il est impossible que ces noirs soient des hommes, parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens ». Il faut ajouter en effet à ce patrimoine de valeurs la notion chrétienne de justice mais ces principes sont toujours associés à la beauté. Esthétique et éthique, beauté et morale sont en effet étroitement associées dans l’âme française. Ce ne sont pas par de froides et mornes admonestations que s’expriment les valeurs de la France : s’agit-il de prôner les valeurs de la tolérance, ce sont les Essais de Montaigne. Faut-il dénoncer l’hypocrisie et le sectarisme du cléricalisme, c’est le Tartuffe de Molière. Faut-il stigmatiser la situation d’un peuple qui à l’aube de l’ère industrielle souffre dans le silence et l’indifférence, ce sont Les Misérables de Victor Hugo. Chaque fois que se produit une injustice et que la France se montre infidèle à ses principes ou oublieuse de son idéal, un écrivain se lève et le lui rappelle : c’est Voltaire luttant contre les juges pour la réhabilitation du protestant Calas, défendant la mémoire de Sirven ou du chevalier de la Barre eux aussi injustement condamnés, dénonçant les pratiques barbares de la torture dans les procédures judiciaires. C’est Zola affrontant les juges et les autorités militaires pour défendre l’innocence du capitaine Dreyfus. C’est François Mauriac menant une courageuse campagne contre la torture pendant la guerre d’Algérie. Les écrivains sont aussi présents pour dénoncer les exactions et les crimes du colonialisme : Maupassant s’élève contre les mauvais traitements infligés aux indigènes du Maghreb, André Gide les dénonce au Congo, Montherlant au Maroc, Malraux crée un journal en Indochine pour défendre les intérêts des peuples spoliés. Et qui s’insurge avec le plus de véhémence contre le sac du Palais d’Été, c’est Victor Hugo. Dans une lettre ouverte au capitaine Butler, il ne trouve pas de mots assez forts pour crier son indignation : « Devant l’histoire, l’un des deux bandits s’appellera la France, l’autre l’Angleterre. Mais les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont menés ; les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais ».
Une idée de la rébellion
C’est en effet une des originalités françaises de voir que les écrivains se rebellent contre l’État, le politique, quand ils jugent, que celui-ci faillit à sa mission et n’est plus à la hauteur de l’idéal de la nation. S’ils s’insurgent avec autant de force, c’est parce qu’ils se sentent les dépositaires du patrimoine moral d’une France qu’ils considèrent, comme elle-même dépositaire des principes universels. Bien souvent ils ne font que jouer un rôle de précurseur et ouvrir la voie à l’État qui les rejoint sur le chemin de la raison et de l’équité. Et il n’est pas rare de voir l’État reconnaître ses erreurs et ses fautes, se repentir, faire amende honorable. C’est ainsi que les cendres de Victor Hugo, de Zola sont transférées au Panthéon pour signifier quelles sont les vraies valeurs de la France.
Et ces écrivains ont non seulement contribué à créer le grand roman national, à fortifier ses valeurs, à affiner sa sensibilité, ils ont eux-mêmes contribué à l’élaboration des institutions. Rousseau sera le maître à penser de la Révolution qui puisera ses principes dans le Contrat social ; l’Esprit des Lois de Montesquieu donnera les principes fondamentaux des régimes constitutionnels et parlementaires. Chateaubriand sera le principal soutien de Napoléon pour relever le christianisme de ses ruines et créer les conditions du Concordat. C’est à un autre écrivain, à Benjamin Constant, l’auteur d’Adolphe, que Napoléon, à son retour de l’île d’Elbe, demandera de rédiger sa constitution libérale, la fameuse Benjamine.
En France, la littérature participe à la légitimation des chefs de l’État. L’onction sacrée que les monarques trouvaient autrefois dans la cathédrale de Reims, ils la retrouvent en prenant la plume, ou en accordant aux écrivains une place prééminente. Personne sinon Napoléon, n’a accordé plus de place que de Gaulle aux écrivains : Malraux, Mauriac, Bernanos, Romain Gary ont accompagné son règne. François Mitterrand ne sera pas en reste de préoccupations littéraires. Quand à Valéry Giscard d’Estaing il s’est inscrit dans cette lignée non seulement par ses ouvrages de réflexion mais en entrant lui-même à l’Académie française. Pour l’anecdote, et montrer combien la littérature est importante dans le débat public français, on peut rappeler la polémique qui a touché le Président. Sarkozy qui avait déclaré qu’il n’aimait pas la Princesse de Clèves, le roman de Madame de La Fayette. Un tollé a accompagné sa déclaration et il a fini par reconnaître son erreur. Il me l’a confié lors d’un entretien. Je le cite : « Comme président de la République, j’aurais dû rectifier cette boutade. Nos chefs-d’œuvre littéraires sont chez nous l’objet d’un culte quasi religieux. Il faut le comprendre et l’accepter. C’est ça aussi la France ».
Mais on ne peut clore ce chapitre sur l’âme de la nation française sans évoquer l’instrument qui l’exprime : la langue. Albert Camus disait « Ma patrie c’est la langue française ».
La civilisation idéale
Cette langue, et nous restons dans le sujet, est le contraire d’une rhétorique creuse : elle doit certes son charme à ceux qui l’ont policée, amendée, ont su créer sa clarté et son efficacité, mais sa force, sa puissance d’envoûtement, vient de ce qu’elle exprime non seulement le feu de l’âme française, mais son ardente passion de la justice, la quête fervente d’une civilisation idéale dans laquelle tous les hommes pourraient se retrouver. C’est la clé de l’universalisme français : créer les conditions d’une patrie pour tous les hommes. C’est cette patrie qu’on rejoint, le Russe Romain Gary, le Roumain Ionesco, le Chinois François Cheng.
Sans les mots, la France n’existerait pas. Elle est une construction de mots. La France et les Français se sont rejoints et compris par cette langue qui les constitue et exprime ce qu’ils sont. La France a été conquise et unifiée par la langue. Une langue qui selon Michelet est le plus haut principe de la nationalité et qui possède un contenu qui dépasse la raison. Si les Français y sont autant attachés, si elle est admirée par tant de peuples, c’est qu’elle contient des vertus d’un ordre supérieur, parce qu’elle est imprégnée d’esprit religieux et de spiritualité. En elle la civilisation et la foi sont inextricablement mêlées.
Le sens de l’histoire de la France nous échappe si on ne veut pas admettre que derrière tous les grands mouvements, les créations, les conquêtes, les défaites, les œuvres, s’est déroulée une épopée spirituelle. Qu’est-ce que la poésie, l’art, si intimement liés en France au sacré et à la justice sinon l’expression sensible de cet espace indéchiffrable entre l’humain et le surnaturel ? De ce point de vue même si beaucoup ne le voient pas mais le ressentent confusément, la France par sa langue, le message qu’elle porte, l’idéal de civilisation qu’elle défend, nous habite et accompagne notre vie comme une poésie du spirituel.