Entretien avec M. Hilaire de Crémiers
Président d’honneur de l’Action Française
et directeur de la Nouvelle Revue Universelle
Confession : nous n’entretenons pas assez de liens avec un mensuel dont l’inspiration nous est pourtant très proche, « Politique Magazine », et dont le fondateur et directeur est un infatigable défenseur de la souveraineté française, Hilaire de Crémiers. Issu d’une prestigieuse lignée poitevine, directeur depuis plus de trente ans de la Restauration Nationale, Hilaire de Crémiers, est la principale figure de l’Action Française, mouvement-archipel qui compte une myriade d’autres associations et cercles décentralisés. Citons le site, très actif, Je Suis Français (JSF), le trimestriel, fondé par Jacques Bainville, la Nouvelle revue Universelle et, bien entendu, le mensuel « Politique magazine », qui publie cet été son 237e numéro. Au mouvement monarchiste, beaucoup nous relie, notamment le constat que la République comme la démocratie sont durablement en panne. Une semblable inquiétude nous unit : que peut-on encore attendre des incantations à la République et à la démocratie, quand des électeurs peu informés, et surtout déformés par la propagande, semblent avoir définitivement perdu de vue ce qui devrait être la seule boussole de l’action politique, le Bien Commun ? Qu’en attendre quand l’élection elle-même n’est plus qu’un jeu de dupes : on ne fait plus que semblant de faire participer des « citoyens » à des politiques décidées ailleurs et au choix de « représentants » qui ne sont, moyennant quelques habillages ressortant du théâtre, que les exécutants d’autorités extérieures ? De tout cela, il était temps que nous nous entretenions avec Hilaire de Crémiers/pmc.
Commençons par le plus simple : comment êtes-vous devenu monarchiste et pourquoi l’êtes-vous toujours ? N’avez-vous jamais douté de la possibilité de restaurer la monarchie héréditaire ?
Je suis né royaliste. Par hérédité, par atavisme, par succession, en quelque sorte, dans la ligne de mes pères, par héritage génétique, intellectuel, spirituel, moral, mental. Je n’ai aucun mérite, car je pense que c’est une grâce, non méritée comme toute grâce, gratis data comme disent les théologiens. Et comme le rappelle saint Paul, il n’y a aucune vanité personnelle à en tirer, ce qui n’empêche pas la fidélité à la plus noble tradition française qui puisse exister.
Tous les Français étaient royalistes dans les siècles d’autrefois, et cet amour pour leur roi frappait les étrangers. D’innombrables témoignages en attestent. Funck- Brentano, l’historien archiviste, en a même fait un livre. Les Français aimaient leur roi plus que les Anglais n’aimaient le leur, bien plus. Les rois Anglais étaient souvent étrangers. La Couronne se conquérait de dynastie en dynastie, en dehors du lien national. Il a fallu que les Hanovre et les Saxe anglicisent leur nom pendant la première guerre mondiale, se nommant tout à coup « Windsor » – en quoi ils ont eu raison. Charles III est bien aujourd’hui le roi national des Anglais, comme Élisabeth II, sa mère, fut leur reine, plus que nationale d’ailleurs, impériale, et même encore plus, presque mondiale. L’Angleterre ne périra pas car elle reste fondamentalement nationaliste et royaliste, les deux se confondant. C’est un gage de pérennité dans les aléas de l’histoire. Elle a refusé l’Europe en la quittant par le Brexit, ce qui va la sauver, contrairement à tout ce qui se dit. Ses ministres, même d’origine étrangère, sont d’abord anglais, fondamentalement anglais. Pendant ce temps, nous, Français, apprenons de la République à détester notre histoire, notre passé, nos rois, notre pays, nos terroirs, nos peuples, ou notre aristocratie qui, certes, a fait des bêtises, mais pas toujours, pas toute entière, et bien moins que la bourgeoisie mondialisée d’aujourd’hui.
Royaliste donc, je suis né. Ensuite, dès l’âge de raison, je me suis appliqué à comprendre et je suis devenu monarchiste, raisonné et rationnel. Et de plus en plus, avec l’âge et l’expérience, détestant la tambouille républicano-démocratique qui se moque du peuple et qui n’use du mot liberté que pour brider les libertés, du mot égalité pour réduire les peuples à leur mince insuffisance économique, favorisant ainsi toutes les féodalités de l’argent, des partis, des intérêts étrangers et des communautarismes. Ne parlons pas de la fraternité dans des conditions pareilles où l’opposition, la lutte, la perpétuelle confrontation, en un mot, la guerre civile devient la règle, l’exclusive norme de la politique. Et le « chef de l’État » y contribue lui-même en n’étant plus un arbitre, un garant, contrairement aux textes les plus clairs mais un chef de parti, un fauteur de disputes, dressant des Français contre des Français, seul moyen de conserver le pouvoir.
Toute analyse conduit à la condamnation du système actuel, qui mène la France à la ruine. Au train où vont les choses, elle sera effective dans peu de temps. Une réflexion sur les deux cent trente dernières années confirme cette démonstration : six révolutions, cinq invasions, une continuelle prédominance de l’étranger, y compris dans la pensée dite française, envahie particulièrement par la pensée germanique et la pensée anglo-saxonne. Bismarck n’a pas voulu pour rien que la France se donnât une république plutôt qu’un roi après la défaite de 1870 et la guerre civile de 1871. Les républicains, comme républicains, ont toujours eu un faible pour l’Allemagne, singulièrement pour la philosophie allemande. Kant est, à leurs yeux, le penseur, l’inspirateur quasi religieux, avec Rousseau, bien sûr, de cette sorte de théologie républicaine dont les concepts servent de soubassements au régime, où le relatif devient le seul absolu en la personne du « moi » conscient et conscientisé. C’est une inversion du principe de réalité, donnant à l’individualisme le caractère d’une donnée philosophique, sociale et politique fondamentale. Règle souveraine de la démocratie française, cet individualisme règne sous le nom de « République » même avec les concepts les plus enveloppants de « volonté générale », de « volonté populaire », de « majorité républicaine », bref toute la logomachie du régime. Cette scolastique républicaine s’est substituée à la doctrine des légistes royaux comme à toute la vieille tradition intellectuelle française, de Thomas d’Aquin à Pascal et Descartes, en passant par Jean Bodin dont le fameux traité « Les Six Livres de la République » est une démonstration de la supériorité de la monarchie : non pas une pensée de l’individu, mais du Bien Commun -littéralement la Res Publica, dont la République française ne sera qu’une forme controuvée…
Faut-il rappeler comment les Ferry, les Steeg, les Buisson se sont arrangés pour mettre le kantisme au cœur de l’école et de l’université françaises. La morale subséquente, dite « indépendante », devait éliminer et remplacer la morale catholique. Après Kant, l’université française n’a plus connu que de prétendus maîtres allemands, Hegel, Marx, Nietzsche, Husserl, Heidegger… Rappelons que Kant est l’auteur de référence de M. Macron, qu’il a cité à plusieurs reprises au récent forum de Davos. La même analyse peut se faire du côté de l’influence des auteurs anglo-saxons. Surtout de filiation protestante. Le tout combiné avec le déconstructivisme de Sartre à Foucault, Derrida à Deleuze, qui, implanté dans les campus américains donne le wokisme, cette sous-culture de barbares qui s’impose maintenant en France, le pays jadis le plus cultivé du monde.Dans tout le discours officiel, jamais une référence nationale, jamais une admiration pour la France. Les « élites », comme on dit, sont toutes façonnées à la pensée étrangère. Les dirigeants de la France ne pensent qu’à la fondre et faire disparaître sous une prétendue souveraineté européenne, bruxelloise – mais qui sera en fait allemande, la cour de Karlsruhe y veillera. Tel est le plan, alors que ces mêmes dirigeants, très concrètement, ont déjà livré une grande partie de l’industrie française, et qu’ils s’apprêtent à achever de tuer notre agriculture. Le chef de l’État se flatte chaque année de vendre aux enchères à Versailles, au château de Versailles !, sous le nom affreux de Choose France à des capitaux étrangers, exclusivement étrangers, ce qui devrait évidemment appartenir à des français. Quelle inversion ! A continuer dans cette voie, la France ne peut que disparaître.
L’AF est en pleine résurrection. Vous avez réussi à attirer autour de vous un grand nombre de jeunes qui constituent l’essentiel de vos bataillons. Comment expliquez-vous ce rajeunissement ? Et quel langage peut-on tenir à des jeunes, souvent dépolitisés, pour leur faire comprendre l’actualité du royalisme ?
C’est étonnant. Je me déplace de plus en plus, non pas pour parler à des gens de mon âge, mais pour répondre à la demande de jeunes gens, des étudiants, souvent de jeunes professionnels. Ce qui est gratifiant pour le vieux monsieur que je suis, c’est qu’ils sont toute écoute. Ils veulent savoir et comprendre. Ils ont besoin de synthèses historiques et politiques. D’autant plus qu’ils en ont été privés lors de leur scolarité, où on ne leur a rien appris sauf des mots dont la fausse sacralité ne les a pas convaincus : révolution, démocratie, république, Europe, etc…
Et comme cette génération, à quelques exceptions près, lit peu, même ceux qui se croient intellectuels, car on ne leur a jamais appris à vraiment lire, sauf quelques lectures utilitaires, ils sont heureux de parler avec quelqu’un qui, comme j’en ai eu la chance, a appris à lire et à faire profiter les autres de ses connaissances. Il faut dire que c’est un plaisir. L’obsession des écrans est en train d’infantiliser des générations entières. Au moins, ceux qui écoutent des discours, comme ceux que je leur fais, témoignent d’un intérêt pour la beauté, la force et le combat des idées. Ils sont en attente. Je termine souvent mes interventions par des récitations de poésies adaptées au sujet. Ce genre de péroraison soulève l’enthousiasme au point que c’est devenu une sorte de procédé, peut-être un peu facile, mais fort révélateur. D’autant plus que cette jeunesse, le plus souvent, n’a pas d’attache spéciale ou familiale à une tradition, contrairement à ce qui se passait de mon temps quand nous étions étudiants. Ce sont pour la plupart des jeunes français qui se sentent abandonnés politiquement, moralement, spirituellement. Autre constatation, beaucoup qui cherchent une France qui leur parle, cherchent pareillement la foi et la foi catholique, qu’ils ne connaissent pas par eux-mêmes, leurs familles s’en étant détachées, car ils en sont privés. C’est étonnant, extrêmement stimulant, mais en même temps inquiétant sur l’état d’abandon spirituel de notre pays.
C’est une énorme responsabilité qui nous incombe. La France, Dieu, le Roi, superbe trilogie qui vaut bien l’autre. Garder la foi d’abord, ou retrouver la foi, faire briller l’espérance dans un monde foutu, puis vivre de la charité, en particulier envers le prochain proche, c’est-à-dire les Français.
Comment comprenez-vous que les Français d’aujourd’hui, quand on évoque la Seconde Guerre mondiale, s’obstinent à désavouer la France, suivant l’historien américain Paxton, au lieu de reconnaître les mérites des soldats français de mai et juin 1940, le rôle crucial de la Résistance, notamment celle de Londres (où figuraient tant de royalistes, membres ou non de l’AF – cf. François-Marin Fleutot, « des Royalistes dans la Résistance »), celui du maréchal Pétain qui finalement a contribué à « rouler les Allemands, toutes choses qui concoururent à asseoir la France à la table des vainqueurs en 1945. Alors, pourquoi nous accablons-nous ainsi ?
Cette autocritique perpétuelle fait partie du « truc républicain ». Le dégoût et le mépris de la France réelle permettent d’élever plus haut le mythe d’une bonne République qui, elle, serait toujours pure, vertueuse, toujours admirable. Et donc cette phraséologie autorise à juger négativement le peuple français, à le mettre au pas et à redresser ce qu’on ose régulièrement appeler ses « sombres tendances historiques ». La France serait congénitalement « moisie », comme l’a dit un célèbre publiciste ; et la République la sauve de ses démons.
En somme, vous voulez dire que les Républicains ont besoin de déprécier sans cesse la France pour magnifier « La République » ?
Exactement. Le problème, c’est que la réalité est exactement inverse. C’est la République qui a désarmé la France, en dénigré de surcroît l’esprit national. Aristide Briand est resté plus d’une décennie ministre des Affaires étrangères entre les deux guerres, concédant tout à l’Allemagne parce qu’il l’admirait, ou en avait peur, et s’était mis en tête de construire avec elle les États-Unis d’Europe, de déclarations solennelles en traités idiots. Il est mort un an avant l’accession d’Hitler au pouvoir qu’il a grandement favorisé par sa politique germanophile. Blum, contrairement à tout ce qui s’est dit, n’a voulu rien voir de l’agression qui se préparait et continuait encore, en 1936, à la tribune de la SDN de « prier M. Hitler (sic !) de respecter les traités que l’Allemagne avait signés », tout en laissant faire l’occupation de la Rhénanie contraire auxdits traités (Hitler reconnaitra plus tard que, si la France avait alors réagi militairement, il était perdu… ndlr.). La guerre déclarée, les communistes, (et autres super-républicains ») alliés à l’Allemagne depuis le fameux accord germano-soviétique de 1939 n’hésitaient pas à saboter l’effort de guerre : leur idéologie est toujours supérieur à leur fidélité à la France. Et la République, Daladier en tête, est restée fidèle aux Anglo-saxons qui soutenaient l’Allemagne contre la France jusqu’à la guerre (cf. LNC n°11 : « La mauvaise France et la bonne Angleterre »). Plus rien de ces vérités ne subsiste dans le récit officiel : il faut que le désastre soit la faute de la France et des Français, alors qu’ils se sont battus comme ils ont pu. Faut-il rappeler les faits d’armes des Cadets de Saumur, de l’amiral de Penfentenyo, des troupes françaises acculées à Dunkerque, recevant en plus des ordres stupides sous la pression de politiques irresponsables (cf. dossier de ce numéro). L’armée allemande nous infligea la plus grande défaite de notre histoire avec, en plus, un exode inimaginable. L’armistice était une nécessité et Pétain ne l’a pas demandé de gaieté de cœur, lui qui détestait l’Allemagne par-dessus tout.
L’armistice préservait cependant une part de souveraineté française sur une part de territoire national, sauvait l’Empire, la flotte, la possibilité évidemment non dite d’une revanche, à laquelle une grande majorité de Français était acquise. Il fallait faire semblant, tromper l’occupant autant que faire se pouvait, réarmer en cachette, ce qu’on a fait, en particulier l’armée d’Afrique, et ce qui deviendra par la suite l’armée de Lattre. Des bons Français, des administrateurs, des officiers ont servi du côté du Maréchal sans jamais être d’accord avec les ultra-collaborateurs, tous d’ailleurs ou presque issus de la gauche socialiste, de la gauche d’avant-guerre, internationaliste et pacifiste. De même, des bons Français, en raison des circonstances, ont rejoint Londres, au début principalement des royalistes et des catholiques, type d’Estienne d’Orves, Claude Hettier de Boislambert qui frappe à la porte du général de Gaulle dès le 19 juin 1940, le colonel Rémy, Daniel Cordier, etc. D’anciens camelots du roi sont devenus chefs de réseau, comme Bénouville ou Griotteray, que j’ai bien connus l’un et l’autre. Ne jamais oublier que le premier réseau de résistance alsacien a été constitué à partir de pratiquement l’intégralité d’une section d’Action française, les groupes catholiques de Kieffer, le premier réseau de Résistance crée en Dordogne dès le 20 juin autour d’une grande figure monarchiste, le duc de Choisel-Pralin etc. Charles Maurras fut toujours anti-allemand et fut de plus en plus anti-allemand pendant l’Occupation – il était d’ailleurs dénoncé par la censure allemande. Les maquis, quand ils n’étaient pas tenus par des militants de la révolution et de la guerre civile, ce qui dépendait souvent des régions, étaient aidés, soutenus, protégés par les Français comme le furent par exemple les aviateurs anglais parachutés chez nous. Tout aurait dû permettre de se retrouver ensemble à la Libération. Elle fut malheureusement gâchée par une guerre civile entamée pratiquement dès 1942. Des règlements de comptes ignobles, des massacres inutiles de part et d’autre ; mais Paris fut sauvée. Grâce, en particulier, à un royaliste, Taittinger…
Alors, malgré les travaux d’un Raymond Aron, d’un François-Georges Dreyfus, d’un Alain Michel, ce rabbin juif historien de Vichy, les livres rectificatifs de Chambost, de Jean-Marc Berlière, la version officielle demeure inchangée : Macron, qui représente la France, passe son temps sur ces sujets, même à l’étranger, à porter contre elles les pires accusations, reprenant à son compte toutes les calomnies les plus odieuses de Mr Robert Paxton et son émule BHL, qui salissent la mémoire de la France et des Français. Il faut croire absolument qu’en 1940 la France était peuplée de 40 millions de salauds, qui ne pensaient qu’à satisfaire leurs plus cruels instincts.
La République, qui était en fait responsable du désastre et qui avait remis constitutionnellement les pleins pouvoirs au maréchal Pétain pour se débarrasser de la défaite, sortait indemne grâce à ce récit fallacieux. On a même vu des Paul Reynaud, le président du Conseil de mai 40, lui qui avait proclamé « nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts », mais qui avait fui en juin avec sa maîtresse qu’il tua dans un accident de voiture (avec un peu de l’or de la Banque de France dans son coffre), revenir après-guerre, faire le malin, témoigner au procès du Maréchal etc. Ces gens-là, au nom de la République, ont tous les culots. Heureusement, notre ami Jacques Boncompain, inlassablement, reprend son combat pour la réconciliation national, si bien argumenté Politique Magazine lui rend hommage, comme le fait Le Nouveau Conservateur, ce dont nous avons tout lieu de nous féliciter !
L’AF a pris l’habitude de se prononcer lors des élections nationales présidentielles ou législatives. N’est-ce pas un peu paradoxal, d’abord quant au principe même de l’élection, ensuite quant à l’état même de ce qui passe pour la démocratie représentative aujourd’hui ?
Je ne pense pas que l’Action française donne à proprement parler des consignes de vote ; elle indique ses préférences et ses choix, toujours souverainistes, car pour elle ce qui compte en premier lieu, c’est l’indépendance nationale, sa raison d’être. « La République est le règne de l’étranger », disait Charles Maurras. Il ne savait pas encore à quel point il avait raison. Pour ma part, je ne me permettrais pas de donner quelque consigne que ce soit en ce domaine. Pour le reste, vous avez raison : le système représentatif en France est défectueux, terriblement défectueux, et n’est qu’un ressort permanent de guerres civiles larvées, et quelquefois ouvertes comme aujourd’hui. Ça n’existe à ce point-là, en Europe, qu’en France. L’Allemagne, l’Angleterre, même l’Italie, moins l’Espagne en raison de son histoire récente, y échappent. La Belgique, elle, est dissoute par le système ; la machine électorale y a tout détruit, et elle ne tient justement que par son roi. Ce sera bientôt pareil en France -mais hélas !, sans la protection royale…
Les Français ne sont pas représentés, ni dans leurs territoires, ni dans leurs intérêts, ni dans leur histoire, ni encore moins dans leur avenir. Ce sont les passions les plus folles qui agitent les partis et en conséquence le corps électoral qui ont capté la représentation en France. Et cela depuis la Constituante. La représentation nationale et, de même, celle des départements et des régions, a été complètement prise, volée par les partis, les clubs au début de la révolution, les groupes de pression etc. Les villes appartiennent à un parti, de même les départements, les régions et de même la France. Il suffit d’écouter les soirées électorales : chaque parti s’y vante de « ses conquêtes » – sic !
Tout est à reconstruire au niveau des libertés locales et de leur représentation effective. D’autant plus que le cumul des mandats a été interdit alors qu’il permettait précisément, par la double représentation, de faire accéder à la représentation nationale des intérêts véritables de la population française. Le général de Gaulle avait pensé à une réforme en 1969 sur ce sujet : le régime d’assemblée ne convient pas à la France, sauf à le « régler » en lui redonnant sa finalité propre qui n’est pas de gouverner mais de représenter, de promouvoir, de défendre strictement des intérêts qualifiés justement de particuliers (voir sur le sujet l’article de J-M Cotterêt : « représentation et représentativité : revenir aux fondements de la démocratie participative », p. xx). Le sort de l’État est alors réservé, avec ses prérogatives régaliennes, au chef que la Nation désigne – et si possible de manière permanente selon une légitimité d’un autre ordre. La grande réforme gaullienne n’a pas abouti. On sait pourquoi : tous les partis se sont ligués pour effectivement l’empêcher. Et plus que jamais la France crève du « régime des partis »…
Permettez pour finir une question plus polémique. L’AF appelle malgré tout à voter pour le FN devenu RN. N’est-ce pas contredire votre devise, « tout ce qui est national est nôtre » ? Voyez le manque de responsabilité politique de ce parti, qui ne fait qu’une chose depuis 50 ans, préparer les élections et les perdre, assurant régulièrement que « ce sera pour la prochaine fois ». N’est-il pas l’indispensable béquille du système qui canalise les suffrages des meilleurs Français pour n’en jamais rien faire ? La grande tradition que vous portez doit-elle se corrompre avec ce jeu de dupes, au lieu d’en appeler au roi, à quoi les circonstances se prêtent plus que jamais ?
La République, dans le sens moderne, qui ne se définit plus que par l’absence d’un Roi, est un jeu de dupes, au discours univoque : la République sera bonne quand ce sera moi qui en tiendrai les rênes. Discours entendu depuis 1792, depuis Robespierre, mais aussi bien des Mounier ou des Barnave, tous passés à la casserole, puis tant d’autres. Sauf que, de temps en temps, pour se sauver d’elle-même, la République se donne à un militaire, un général qui la consularise, l’impérialise, la monarchise, mais sans lui donner de vrai roi. Comme elle se définit justement, depuis le premier jour, comme l’absence de roi, comme de toutes façons, le roi est pour elle un autre, qui lui échappe et lui fait de l’ombre, comme elle ne compose pas, sinon passagèrement, la « République » reprend très vite le dessus avec tous ses vices, et tout retombe toujours plus bas. Le RN n’échappe pas au travers du système. Faire croire que, une fois parvenu au pouvoir, grâce à vous, les choses changeront, relève de la même mystique républicaine. Un coup de balai suffira, dit-on ; or, les nationalistes de la fin du XIXe siècle disaient déjà la même chose et ce fut eux qu’on balaya. L’affaire Boulanger avait déjà été le signal de la plus inutile des protestations populaires.
Maintenant, reste à donner au principe royal une illustration incarnée. Tout est fait, malheureusement, pour détourner les regards des Français de ce qui serait une solution de salut. Et, pourtant, la famille royale est là, elle existe et c’est déjà beaucoup. Mais rien, rien ne viendra de l’État pour l’aider. Encore moins des partis. C’est presque décourageant et triste à dire. Cependant, il faut tenir bon. Demain, les conditions peuvent changer. Il appartient au prince de croire en son Principe, pour lui et ses descendants – et, quant à nous, d’espérer dans l’avenir.
Question subsidiaire : de quel œil considérez-vous le mot « conservateur » ? Pour nous, il synthétise différentes formes d’opposition aux abandons républicains, dans la tradition contre-révolutionnaire des responsables du premier « Conservateur » lancé en 1818 autour de Châteaubriand, Villèle, Bonald et autres, qui se prolonge avec l’admirable corpus de la doctrine sociale de l’Église, d’Ozanam au grand Albert de Mun, puis, justement avec l’héritage de l’Action française, puis du gaullisme, enfin du souverainisme sous toutes ses déclinaisons. Bref, comment voyez-vous ce mot ?
Conservateur, le mot commence mal, disait Philippe d’Orléans, Philippe VI, qui se fit connaître sous le nom de Prince Gamelle, parce qu’il se présenta, malgré la loi d’exil, au conseil de révision du service militaire (Clemenceau le mit en prison puis l’exila de nouveau…) Il visait les conservateurs de son temps, qui s’accommodaient de la République pourvu qu’elle ne s’en prenne pas à leur portefeuille. Vous, c’est différent, vous vous réclamez d’une plus ancienne tradition : les conservateurs de la Restauration que la gauche de l’époque, les libéraux, qualifiaient d’ « ultras », mais qui voulaient, en réalité, jouer le jeu des institutions parlementaires nouvelles. Il ne faut jamais oublier que c’est la Restauration qui régla le système parlementaire, qui le régula sur deux chambres, basse et haute, et qui normalisa pareillement le budget. En souvenir des déboires de l’Ancien Régime, au point que jamais la France ne connût un pareil équilibre, alors qu’elle avait payé le coût insensé des opérations napoléoniennes.
« Conservateur » au sens de Villèle, oui, tout à fait oui : un très grand ministre méconnu dont les libéraux révolutionnaires ont eu malheureusement la peau, raison principale de la chute de Charles X. Je serais plus réservé pour Chateaubriand, qui n’a pas peu contribué par ses attitudes à rendre difficile, voire impossible la monarchie restaurée. Il l’aimait à la condition qu’elle fût morte, d’une certaine manière. Maurras n’aimait pas Chateaubriand, grand écrivain au demeurant, l’un des plus grands, mais moins bon politique – bien qu’il ait écrit des pages définitives sur l’expérience révolutionnaire ou sur le système de Bonaparte, et qu’il fût un bon ministre des Affaires étrangères, réussissant notamment l’affaire d’Espagne.
Je crois que votre idée du Conservateur est d’un ordre plus élevé, philosophique au fond, presque spirituel. Vous préférez Parménide à Héraclite. Vous aimez l’Etre en tant qu’Etre dans son statut d’Etre, et vous vous méfiez du mouvement qui peut tuer l’Etre ou le bouleverser. Je partage votre point de vue. Je suis plutôt parménidien et, s’il faut choisir, je préfère la philosophie des grands Éléates, Anaxagore et Anaximandre. L’Etre, oui, l’Etre, qui est, selon Anaxagore, esprit, intelligence et lumière. Alors oui, conservons l’Etre France, surtout « l’Etre français », car cet Être est ce qu’il y a de plus cher à nos cœurs, comme à nos esprits.