Par François Martin
Le récent « Appel des Généraux » a mis en lumière, d’une façon pathétique, le grave délitement de l’État. Ce qui lui est reproché, c’est de ne pas avoir été capable de résoudre, depuis 40 ans, les deux fractures profondes qui divisent le corps social français, la fracture sociale d’une part, la fracture ethno-culturelle d’autre part. Mais les choses sont pires encore, parce que l’État n’a pas seulement été impuissant. En réalité, il n’a pas cessé d’instrumentaliser, par un chantage permanent à la peur, ces deux fractures pour resserrer autour de lui des bourgeoisies terrorisées. Le résultat en est que la situation politique du pays est aujourd’hui complètement bloquée. Aucune solution politique ne semble, pour le moment, pouvoir dénouer ce nœud gordien.
Les trois forces politico-sociales de notre pays, l’État (en réalité « l’Etat profond », comprenant les oligarchies, publiques, privées et médiatiques, qui le soutiennent), les bourgeoisies, grande et petite, et ceux que l’on peut appeler le peuple, aujourd’hui ne se parlent plus, et même se détestent. Avec les sous-catégories « protégées » ou « assistées », les fonctionnaires, les retraités et les banlieues, elles se haïssent et se divisent autour de deux « questions » centrales et liées. L’une d’entre elles est explicite, l’autre implicite. La deuxième, la plus essentielle, est cachée. C’est ce non-dit, instrumentalisé par l’État depuis 40 ans, qui bloque l’ensemble du processus de renouvellement politique de notre pays.
La question explicite, on l’a compris, est la fracture sociale. C’est aussi le clivage progressistes contre conservateurs, élites déracinées des villes contre France périphérique enracinée, dans un contexte de mondialisation dérégulée, une situation promue et entretenue par l’État. Parmi les bourgeoisies, essentiellement progressistes, une catégorie très notable se détache, celle des bourgeoisies supposément de droite, comme celles de l’ouest parisien. Elles ne se disent pas progressistes, car elles sont, culturellement, marquées par des valeurs comme la tradition ou la famille, ou encore la religion. Mais en réalité, lorsqu’elles sont « sous la pression », elles votent avec les bourgeoisies progressistes, parce qu’elles partagent avec elles deux caractéristiques essentielles, une défiance pathologique du peuple et une appétence absolue pour l’ordre. Elles sont l’une des clefs des élections.
Ces « déracinés » des villes ont adhéré à la philosophie multiculturaliste des « droits de l’Homme ». Ils n’ont jamais déjugé les « choix » politiques qui ont, depuis 40 ans, permis l’ouverture incontrôlée des frontières, l’immigration massive et l’islamisation progressive de parties importantes de nos territoires, les « territoires perdus de la République ».
Instrumentaliser ou assimiler ?
A l’opposé, les « enracinés » provinciaux ont su conserver le sens, si ce n’est de la famille, en tout cas de certaines traditions. Privés progressivement d’industries et d’infrastructures, ils ont le sentiment très clair, le mouvement des Gilets Jaunes l’a montré, d’avoir été les classes sacrifiées des politiques étatiques successives. Elles en ont conçu une grande rancœur et une grande méfiance, tant vis-à-vis de l’État que des bourgeoisies citadines, et même des corps intermédiaires. Aujourd’hui, cette fracture sociale est béante, et aucune politique ne semble décidée pour la résorber.
L’autre question essentielle tient aux conséquences, précisément, de l’ouverture des frontières : l’immigration dérégulée et l’islamisation consécutive des banlieues et des villes. La question ethno-raciale a été mise en exergue par la gauche, au début des années 80, pour cacher et remplacer la question sociale, en particulier ouvrière. Le problème, c’est que dans un tel contexte, il était bien plus nécessaire d’instrumentaliser ces populations que de les assimiler. En effet, que serait-il advenu de « l’injustice » à leur égard, base du discours victimaire de la gauche, si on avait réussi leur assimilation ?
Ainsi, l’accusation de « racisme », et même de nazisme (!), est devenue, fait incroyable et mortifère, l’argument politique par excellence, un argument très pratique, puisqu’il permettait de disqualifier, à travers le parti ainsi ciblé (le RN), l’ensemble de ses électeurs populaires et conservateurs. La victimisation systématique des populations exogènes devenait ainsi le moyen de ne pas résoudre la question sociale. Ce chantage à la peur du chaos social a été utilisé et réutilisé à l’envi pendant 40 ans, fossilisant le système politique français. D’un côté, il a permis de « tordre le bras » aux bourgeoisies de droite qui, à cause de leur peur irrépressible de l’aventurisme politique et du désordre, ont choisi le parti de leur tranquillité et de leur portefeuille. De l’autre, il a rendu les forces de pouvoir issues des banlieues, dans leur double volet islamiste et mafieux, et maintenant indigéniste, de plus en plus sûres d’elles. Assurées de disposer, en toutes circonstances, de la mansuétude de l’État (1), elles revendiquent un communautarisme de plus en plus arrogant, et même la volonté d’une vraie prise de pouvoir politique. On s’achemine ainsi progressivement vers une situation inextricable dont on sait que, plus on attend, plus il se résoudra par une guerre civile.
« Munichois » et « churchilliens ».
Cette question de la « guerre civile qui vient » (cf Ivan Rioufol) a peu à peu envahi le débat politique. La tension et la crainte qui en ont résulté ont été ressenties, sous une forme qu’il était interdit d’exprimer, à travers toute la classe politique, intellectuelle, médiatique et aussi judiciaire. Pour le dire simplement, tout le monde a peur de l’explosion, mais personne ne voulait, jusqu’ici, en parler. Certains, très peu, dont Éric Zemmour est le porte-parole le plus connu, ont osé la poser directement. D’autres, la plupart, la rejetaient avec effroi, et leurs efforts négationnistes désespérés pour la masquer à tout prix, malgré les preuves évidentes, montrent a contrario qu’ils ne pensaient qu’à elle. Au-delà des élites elles-mêmes, cette question est présente aussi, bien entendu, dans les esprits de toute la classe bourgeoise, et aussi chez le peuple. C’est l’un des mérites, précisément, de « l’Appel des Généraux » que d’avoir voulu enfin « appeler un chat un chat ».
La France se détermine donc aujourd’hui, schématiquement, entre « munichois » et « churchilliens ». Pour les « churchilliens », il faut faire face, affronter la question au plus vite : mettre fin à l’immigration clandestine et au droit du sol, détruire l’islam politique conquérant, les revendications indigénistes « racialistes » et toutes les tentatives de séparatisme politique, territorial ou culturel. Démanteler les réseaux mafieux, qu’on laisse prospérer par faiblesse et par calcul, et dont on connaît toutes les filières. Assimiler les populations non autochtones, dont la plupart ne demandent que cela, selon un modèle français issu de la tradition. Pour les « munichois », au contraire, il s’agit d’attendre, d’attendre encore, de chercher des compromis, d’espérer que le pire ne se produira pas, lorsque tout montre le contraire. Et puis, si ça va mal, se dit-on, on partira en Bretagne ou à l’étranger. Un peu de déshonneur ne coûte finalement pas très cher si on gagne du temps.
Le peuple est en général plus courageux que les bourgeoisies et ceux qui les représentent. L’Histoire l’a montré au moment des « Heures sombres », lorsque Churchill, avant son discours du 4 Juin 1940 à la Chambre des Communes, descend dans le métro de Londres, pour se confronter à l’opinion des londoniens modestes. Ils lui disent à propos d’Hitler : « qu’attendez-vous pour lui casser la figure ? », alors que la classe politique voulait encore temporiser. Pour les « petits », les enracinés, il y a dans l’idée nationale et patriotique quelque chose d’intangible et de sacré, qui tient de la spiritualité, et qu’il faut défendre, fût-ce au prix de sa vie. Pour cette raison, il faut faire face. Pour les déracinés des grandes villes, au contraire, l’opinion qui prévaut, richesse et relations aidant, est qu’il est inutile de prendre des risques et qu’on « s’en sortira toujours », en négociant ou en pactisant. Nous sommes, aujourd’hui, exactement dans ce débat et devant ce choix.
Par rapport à cela, la crise dite sanitaire exacerbe très fortement les choses. Elle a dramatiquement affaibli les PME, les salariés précaires, les petits retraités. La dette publique et le chômage ont explosé. Les plus forts en profiteront pour écraser la petite concurrence, précariser l’emploi, « ramasser les morceaux » des ETI ruinées intéressantes, faire du chantage à l’État. De l’autre côté, celui des banlieues, l’État a bien montré, à travers le « deux poids, deux mesures », à quel point il les craint. Il en ressort de leur part une arrogance, des exigences et des provocations décuplées. Le fossé riches/pauvres se creuse violemment, et le fossé ethno-racial aussi. Les relations sociales deviennent très tendues. Et l’État ne règle rien, parce que ce n’est pas dans son ADN : il a toujours cherché, au contraire, à les mettre en scène pour les utiliser. Mais aujourd’hui, il est pris à son propre piège. Alors que les circonstances et l’opinion le pressent d’agir, il en est incapable : il est seul, il tergiverse, il « noie le poisson », décrédibilisé et impuissant.
A quand un nouveau pacte de confiance ?
Le drame français est là. La problématique est la même que celle qui prévalait en Angleterre juste avant l’arrivée de Churchill en 40 : les élites sont pacifistes, le mécontentement populaire ne cesse de monter, mais la traduction politique n’existe pas encore. Si la question ethno-raciale accentue la pression du peuple « churchillien » pour que l’on agisse, elle augmente aussi la terreur des bourgeoisies « munichoises » pour que l’on n’agisse pas. Tout restera encore préférable, à leurs yeux, à l’aventure politique. Elles ont crié, en son temps, « Vive Daladier ! ». Elles choisiront toujours le déshonneur. Et les choses ne sont pas encore devenues assez graves à leurs yeux pour qu’elles aient moins peur du changement que de la continuité. Si Samuel Paty avait été décapité Place du Trocadéro, leurs opinions auraient sans doute déjà basculé.
Qui offrira une traduction politique au mécontentement populaire ? Où est le Churchill français ? Dans les démocraties modernes, on ne peut pas gouverner durablement contre le peuple, mais pas non plus sans « l’État profond » ni la bourgeoisie, du moins sans une partie d’entre eux, car ils sont le cœur du réacteur politique. Churchill s’en était sorti en sollicitant la Chambre des Communes, la chambre basse, plus provinciale et plus courageuse que la Chambre des Lords. En France, celui ou celle qui pourrait « renverser la table » doit être capable non seulement d’aller « au peuple » (c’est la condition première), mais aussi de passer avec les élites et les bourgeoisies un compromis politique (« Avec moi, pour éviter le chaos »). Ce sont les bourgeoisies qui bloquent le processus politique, il faut les « débloquer ». C’est une refondation, comme en 58, que le pays attend, et elle ne peut se faire sans un pacte qui englobe et intéresse tous les français, et pas seulement ceux d’en bas.
Mais alors que l’on s’approche à grands pas de l’échéance présidentielle, on ne voit pas encore émerger, à la vue de tous, la personne qui portera ce nouveau pacte, ni s’organiser véritablement la démarche de cette refondation. Si cet « homme du recours » est parmi nous, quand allons-nous le voir ? Combien de temps la tragédie française va-t-elle durer ?
Ce pacte dont nous parlons ne peut pas se construire uniquement sur l’ordre et la justice, même si l’un comme l’autre sont des priorités, l’ordre précédant d’ailleurs la justice (2). Il ne peut se construire, même si c’est essentiel, sur une promesse de justice sociale vis-à-vis du peuple, dont le premier signe devrait être l’équité de l’État dans sa mission de service public : disponibilité pour tous de la sécurité (police et justice), des infrastructures (transports, hôpitaux, postes, écoles, commerces, internet) et des moyens économiques (agriculture, industrie). Et le deuxième est l’ordre juste, c’est à dire un ordre qui s’applique à tous de la même façon, et qui par ailleurs préfère « la loi qui libère » plutôt que « la liberté qui opprime » (cf Lacordaire). Il ne peut se construire non plus sur une promesse d’intérêt et de prospérité pour les bourgeoisies, même si ce message est très important pour elles, promesse dont le retour à l’ordre et au calme doit être le préalable. Il faut autre chose de plus fort, de plus grand, de plus immatériel, quelque chose de grandiose, à la fois charnel et intemporel. Cette autre chose, c’est la France. Non pas la République, mais la France.
Pour rétablir le pacte de confiance rompu, il faut parler, encore et toujours, de la France, de la France éternelle. Il nous faut réunir autour d’elle les esprits et les cœurs. Les français de souche et ceux d’ailleurs, les riches et les pauvres, les puissants et les faibles, les preneurs de risques et les protégés, les franc-maçons, les musulmans, les juifs et les chrétiens, les conservateurs et les progressistes, les républicains et les royalistes, ceux des villes et ceux des campagnes, les jeunes et les anciens, ceux qui s’expriment et ceux qui se taisent, tous doivent s’unir, revenir à cette notion forte, fraternelle et protectrice. « Bien tard je t’ai aimée, ô beauté si ancienne et si nouvelle », pourrions-nous dire. C’est le moment ! Il faut aimer la France passionnément, et la faire aimer. Il faut aller « pomper dans la nappe phréatique originelle » l’eau vive qui a abreuvé nos ancêtres (3). Cette décision nécessite du courage, mais plus encore un acte de foi. Elle n’est pas de l’ordre du rationnel. Elle est un saut dans l’inconnu. Seuls ceux, parmi nos dirigeants, qui sauront ainsi « convoquer l’Histoire », avec suffisamment de folie et de souffle, pourront nous sauver de la tragédie française.
La France nous a montré, tout au long de son Histoire, à quel point elle était capable de brefs redressements spectaculaires, après de longues périodes de déclin : sous Charles VII, entre sa rencontre avec Jeanne d’Arc (le 25 Février 1429), et la bataille de Castillon (le 17 Juillet 1453), qui sonne le glas à tout jamais des ambitions anglaises sur le continent, sous Henri IV, après 1594, lorsqu’il parvient, en quelques années, à mettre fin aux Guerres de Religion et à redresser économiquement un pays ruiné, en 1940, lorsque Charles de Gaulle réussit, par un tour de passe-passe génial, à finir la guerre dans le camp des vainqueurs, puis après 58, lorsqu’il met fin au mortifère régime d’assemblée, à chaque fois, notre pays s’est redressé au moment où il paraissait perdu.
« Vieille France, accablée d’Histoire, meurtrie de guerres et de révolutions, allant et venant sans relâche de la grandeur au déclin, mais redressée, de siècle en siècle, par le génie du renouveau ! » (Mémoires d’espoir, Charles de Gaulle)
La tragédie française perdure, mais l’Histoire n’est pas finie.
F. M.
- Quand celui-ci ne sollicite pas, en sous-main, comme un « compromis à l’italienne », leur « aide » pour contenir les violences, assurer une forme de « stabilité » et assurer l’économie, même souterraine, de ces territoires. En somme, un compromis où l’État s’offre lui-même en otage…
- A la suite d’une émeute, le Président africain Houphouët Boigny avait dit un jour, infirmant Romain Rolland : « Si j’ai à choisir entre rétablir l’ordre ou la justice, je choisis l’ordre, parce que l’injustice, j’ai le temps de la réparer »
- On me dira que depuis Michelet, et depuis de Gaulle, plus grand monde ne croit à la France éternelle. A cela, on peut répondre qu’il existe deux attitudes vis-à-vis des populations qui ne portent pas de chaussures. La première consiste à ne pas leur en proposer, puisqu’ils n’en portent pas. La deuxième consiste à leur en proposer, précisément pour la même raison.
- Mais la deuxième nécessite d’y croire…