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La Russie est, fut toujours, et doit rester européenne

Par Emmanuel Goût, conseiller en stratégie

Emmanuel Goût se signale depuis quelque temps par une succession de vidéos très pédagogiques consacrées à l’histoire de pays d’Europe et à des analyses géopolitiques rencontrant de larges audiences. C’est que cet esprit aiguisé, admirateur de Napoléon Bonaparte et observateur constant de la politique de la France, où il entretient un enviable réseau d’amitiés, est un bon connaisseur de l’Europe. En 1997, il est à la tête de Canal Plus Italie, devenant ensuite un collaborateur proche de Silvio Berlusconi, qu’il aide à conquérir quelques marchés en Europe de l’Est et en Russie, avant d’être nommé en 2002 Président des célèbres studios de Cinecittà, près de Rome. Installé depuis 2016 à Moscou, il devient conseiller en stratégie auprès de nombreuses entreprises, notamment françaises. Nous avons eu l’audace de lui demander, dès que nous avons appris l’intervention militaire en Ukraine, de bien vouloir nous envoyer quelques premières pistes de compréhension d’un évènement que les médias français ne traitent trop souvent qu’en relayant, comme presque toujours lors de semblables conflits, la propagande états-unienne ; il eut l’audace d’accepter, ce dont nous le remercions vivement.

Après plusieurs entretiens téléphoniques avec ses homologues allemand, américain, russe et ukrainien, le Président Macron avait entrepris en février une tournée diplomatique au nom d’une volonté affichée de désescalade : marathon diplomatique ou gesticulation pré-électorale? S’agissait-il d’un voyage dans un « monde compliqué avec des idées simples », ou dans un monde compliqué avec des idées vieilles ? A l’heure où ces lignes furent écrites (vendredi 25 février, lendemain de l’intervention en Ukraine), il semble que le Président de la République ait échoué. Pourquoi ? En guise de préambule, convenons que la diplomatie authentique ne se prête guère à la twitterisation du monde environnant, tant les mots et le temps en demeurent les constantes références ; prêtons-nous plutôt à une réflexion diplomatique et pour cela clarifions les règles du jeu, les conditions de négociation et les perspectives.

La Russie de Poutine nous ressemble

Les règles du jeu : elles trouvent leur racine au lendemain de la seconde guerre mondiale, quand un « monde libre » s’oppose à l’emprise soviétique sur des pays européens, qui se retrouvent sous son joug idéologique et économique alors que l’ouest europén se reconstruit sous l’égide états[1]unienne – c’est le Plan Marshall, avec tout ce qu’il comprend de conditions, notamment la création d’une union européenne, qui conditionneront notre vision du monde ; des alliances militaires se mettent en place, l’OTAN et le Pacte de Varsovie : la « Guerre froide commence ». La chute du mur en 1989 rebat les cartes. Le Pacte de Varsovie disparaît. L’OTAN, non seulement se maintient, mais, en dépit d’une promesse faite à l’URSS devenue Russie de figer sa présence militaire, l’OTAN poursuit son extension à l’est, se rapprochant et touchant même, déjà, les frontières de la Russie (en Lettonie et Estonie, entrés dans l’OTAN en 2004 – ndlr). Seuls certains pays devenus indépendants, principalement la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine, restent officiellement hors des alliances ou appartenances. Ici se pose une question légitime : si les Russes envoyaient des troupes au Mexique, comment réagiraient les Américains ? La crise de Cuba des années 60 nous a fourni la réponse… Dernière composante des règles du jeu, à la disparition du pacte de Varsovie et de l’URSS (1991) correspond une réalité non encore métabolisée chez nos dirigeants : la guerre froide est terminée et remonte au siècle dernier. La Russie de Poutine ne veut exporter aucune idéologie – la vocation impérialiste de l’URSS était l’exportation du communisme, de la dictature du prolétariat en opposition directe avec l’impérialisme américain. La Russie de Poutine ne veut exporter que des matières premières ; dans son quotidien, elle nous ressemble, quand elle ne nous copie pas, d’ailleurs souvent à l’excès.

Les Eu et l’UE ont ignoré les conditions de la paix

Conditions de la négociation : Hélène Carrère d’Encausse est revenue, au lendemain de l’intervention en Ukraine, sur ses origines, rappelant la chance perdue pour l’Europe qui a refusé la main tendue par la Russie et son Président jusqu’en 2008. Elle décrit fort bien dans son interview (pour la chaîne vidéo de Pascal Boniface, « Comprendre le monde ») les erreurs d’une Europe des Six élargie à des pays résolument anti-soviétiques, puis très méfiants envers la Russie, ceci venant s’additionner à la volonté américaine de priver l’Europe de tout partenariat avec la Russie, à grands renforts de lobbies – notamment polonais et ukrainiens. Pendant longtemps, les conditions de négociation semblent avoir été mises sur la table ; elles auraient permis d’éviter le pire. Dans une négociation, on identifie d’abord ce qui n’est absolument pas négociable de part et d’autre, au regard des réalités photographiées. Dans ce cas précis, il y a deux éléments indiscutables : l’OTAN ne fera pas un mètre de marche arrière quels qu’aient pu être ses engagements initiaux de non-élargissement au lendemain de la chute du mur, et la Crimée restera russe. Les autres points pouvaient faire l’objet d’un accord général, incluant l’Ukraine, la résolution des questions régionales par des formes d’autonomie, enfiles exportations de gaz transitant par l’Ukraine et par Nord Stream 2.

Ces conditions furent ignorées par les Présidents américains (au moins Bush, Obama et à présent Biden, Trump étant constamment resté en retrait sur la question ukrainienne) ; elles l’on été aussi par les Européens, notamment les présidents français, du moins indirectement : comment ne pas faire le constat de leur totale absence de courage pour prendre en compte les intérêts vitaux de la Russie, leur étonnante contribution à la politique d’embargo voulue par les Etats-Unis, leur indifférence constante à l’idée de donner un sens, du moins un peu d’indépendance à l’Europe ? Toutes ces conditions de paix furent ignorées, comme le fut le très important discours de Vladimir Poutine prononcé à la Conférence sur la Sécurité et la Paix en février 2007 à Munich : après avoir rappelé que la sortie du communisme s’est opérée pacifiquement et au prix de grandes douleurs et de constants efforts de la part du peuple russe, le Président russe s’est étonné que l’Europe occidentale, non seulement n’engage avec lui aucun partenariat, mais multiplie au contraire les provocations, notamment avec l’extension de l’OTAN à ses portes, avertissant enfin que son pays ne pourrait le tolérer éternellement sans réagir. Discours fort prémonitoire, et qui éclaire bien des choses…

Penser à la reconstruction d’une entente avec la Russie entre Européens

Quelles perspectives s’ouvrent à nous ? La guerre est désormais en Europe, et la fracture sera durable. En second lieu, nous avons, tragiquement, et paradoxalement, poussé la Russie vers la Chine. Or, comme n’a cessé de le faire observer Hélène Carrère d’Encausse, la nouvelle « amitié russo-chinoise » résulte plus d’une contrainte que du choix du cœur ou de la raison : la Russie, et par-dessus tout celle de M. Poutine, est européenne. En somme, nous avons tous raté une occasion. A l’heure où l’histoire semble devoir s’écrire une nouvelle fois avec le sang de peuples européens, il convient de penser à la reconstruction politique d’une entente avec la Russie entre Européens, qui ne pourrait être que renouvelée, tout comme devrait l’être aussi la vision politique européenne, mais aussi et surtout française : loin du conditionnement d’outre-Atlantique, et de réflexes qui appartiennent au siècle dernier.

Emmanuel Goût

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