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La « culture de l’annulation » s’invite à la Villa Médicis

Le billet d’Olivier de Laubarière

Tissée à la Manufacture des Gobelins entre 1723 et 1725, la Tenture des Indes, constituée de huit tapisseries, est envoyée à l’Académie de France à Rome en 1726, sur ordre de Louis XV. Après avoir orné un salon du Palais Mancini, elle intègre en 1803 le cadre enchanteur de la Villa Médicis, chef-d’oeuvre de la Renaissance construit sur la colline du Pincio. Ainsi, tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes romains jusqu’en 2018, quand les ennuis commencent. En effet, des pensionnaires s’émeuvent de la présence de Noirs, donc d’esclaves, sur cinq tapisseries. Pour les tenants du décolonialisme, c’est l’occasion rêvée de pourfendre la présence d’une tenture jugée raciste à l’intérieur de la Villa Médicis. Rappelons que le fondement des études décoloniales est de mettre en accusation l’Occident, éternel coupable de son passé colonial et esclavagiste. Germe alors l’idée du décrochage de la tenture. Pour faire bonne figure, Sam Stourdzé, directeur de la Villa Médicis depuis mars 2020, organise une Journée d’étude le 30 septembre 2021 sur le thème « La Tenture des Indes, à la croisée des regards historiques et artistiques ». Selon le programme mis en ligne sur le site de la Villa Médicis, la rencontre, animée par divers intervenants, vise à réenvisager les « objets patrimoniaux » à l’aune des perspectives méthodologiques et épistémiques nouvelles. Autrement dit et formulé en français, marteler un discours culpabilisateur et victimaire. Notons au passage la mise entre guillemets des objets patrimoniaux, comme s’il existait un doute sur la qualité artistique d’une tenture émanant d’une manufacture sans égale en Occident.

Venons-en au courroux décolonial. De 1637 à 1644, le comte Maurice de Nassau-Siegen réside au Brésil en qualité de gouverneur général des colonies hollandaises. Il s’entoure d’une petite cour dont font partie les peintres Albert Eckhout et Frans Post, chargés de relever paysages, populations locales, faune et flore d’une contrée lointaine, couramment désignée sous le terme « Indes ». De retour en Europe, le comte, peu avant son décès survenu en 1679, fait parvenir à Louis XIV à titre de cadeau diplomatique huit grands tableaux et une trentaine de peintures plus petites, représentant le Brésil. Les huit grands tableaux, conservés au Garde-Meuble de la Couronne, servent de source d’inspiration à la première Tenture des Indes, dont le tissage débute en octobre 1687 dans les ateliers de basse lisse des Gobelins et s’achève en juin 1689. Détail qui a son importance : quatre peintres travaillant pour les chantiers royaux et pour la Manufacture des Gobelins sont chargés de produire les cartons destinés aux ateliers et ont toute liberté pour effectuer les modifications qui leur sembleraient judicieuses. Ces peintres sont Belin de Fontenay, Bonnemer, Houasse et Monnoyer, auxquels se joindra Desportes en 1692.

Le résultat est une vision éblouissante d’un monde largement fantasmé, les Indes, où se mêlent réel et imaginaire.

Peu importe que la plupart des animaux représentés vivent en Afrique (rhinocéros, autruche, zèbre, éléphant, lion, etc.) et non au Brésil. Peu importe également que pour les botanistes, la flore ne soit pas facilement identifiable. Quant aux personnages, une quinzaine, il s’agit d’Amérindiens et de Noirs. Dans l’ouvrage de référence sur la Manufacture des Gobelins*, l’auteur, Maurice Fenaille, consacre soixante-et-une pages aux tissages successifs de la Tenture des Indes. L’exemplaire de la Villa Médicis est la sixième tenture « sans or, haute lisse, deuxième bordure, Petites Indes ». Maurice Fenaille prend soin de décrire les modifications apportées lors de chaque tissage. Ainsi, la dénomination Petites Indes s’explique par le fait que la hauteur des tapisseries avait été réduite.

Sur les cinq tapisseries où figurent des Noirs, deux d’entre elles offrent un point commun, à savoir la présence de deux esclaves portant un hamac. La première s’intitule « Les deux taureaux » et l’introduction à la Journée d’étude du 30 septembre 2021 mentionne à juste titre que des motifs évoquent l’exploitation coloniale : canne à sucre, moulin à eau. Il convient toutefois de préciser que le thème principal se concentre sur l’attelage de taureaux et sur les porteurs du hamac (vide), les motifs précités étant secondaires.

En revanche, l’introduction à la Journée d’étude se garde bien de faire référence à la seconde tapisserie, intitulée « Le Roi porté » ou « Un Roi maure porté par deux esclaves ». Selon Cécile Fromont, historienne intervenante, il s’agirait d’un dignitaire du royaume du Kongo en visite au Brésil vers 1640. Les souverains du Kongo ayant amplement participé à 1a traite négrière destinée au Brésil, il serait intéressant de connaître l’avis des Décoloniaux sur la présence, honteuse ou pas, de ce « Roi porté » esclavagiste.

Août 2022. Le feuilleton continue. À la veille de quitter la Villa Médicis dont il fut le pensionnaire pendant un an, l’artiste bolivien Iván Argote place la Tenture des Indes au centre de ses interrogations. Manifestement, il est douloureux pour un artiste engagé de vivre à Rome parmi des chefs-d’œuvre.

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