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Jean-Luc Jeener : « Je défends un théâtre chrétien et revendiqué comme tel »

Par Gilles Brochard

Rencontre avec un directeur singulier qui se fait l’avocat d’un théâtre de l’incarnation dans un lieu historique où Édith Piaf venait chanter, y croisant pour la première fois Marcel Cerdan, et qui a vu débuter Yves Montand et Charles Trénet. Comédien, critique théâtral à Valeurs actuelles, il s’exclame: «Mon don, c’est la mise en scène».

Jean-Luc Jeener est connu pour se faire une idée très précise du théâtre en France. Loin d’un théâtre destructuré, il croit plutôt au théâtre de l’incarnation Il en donne cette définition : « montrer l’homme dans toutes ses dimensions avec rigueur et sans autocensure, comme dans un monde parallèle. Celui dont rêvait Cocteau derrière le miroir. Ou derrière une glace sans tain avec des règles qui ne sont pas exactement les mêmes que dans notre monde à nous. » Ainsi se confie-t-il dans son essai brûlant Pour en finir avec le théâtre. Tout l’enjeu du théâtre du Nord-Ouest est ici, dans cette façon si fervente de monter des pièces avec des personnages incarnés. D’où sa folle volonté de jouer les grands auteurs en intégralité. Les habitués du Nord-Ouest se souviennent des « Intégrales » Molière, Musset, Labiche, Feydeau, Montherlant ou Shakespeare. Un défi extraordinaire et unique en Europe, relevé par Jean-Luc Jeener et sa troupe intrépide de l’Élan. Il ajoute : «Pour que le théâtre fasse définitivement sens, il faut donc absolument qu’il se coltine au réel. Mais comme dans un monde où les humains vivraient selon les mêmes lois et, quasiment, les mêmes règles.» Ce théâtre a pour vocation de faire croire au public à des personnages véridiques. Scapin doit frapper Géronte mais pas le blesser. Et puis, « il n’y a pas besoin de croire en Dieu pour jouer un saint ni d’avoir tué pour interpréter un criminel. » Ce qu’on attend d’un comédien, metteur en scène ou spectateur, c’est ce point ultime qui s’appelle l’hypostase et dont parle si bien Jeener. Ainsi, comme il l’écrit, « l’expérience des autres humains, doublée de celle des personnages dont il prend la peau, doit suffire au comédien pour la réaliser pleinement ». 

Un lieu d’art et d’essai

Quand, en 1997, Jean-Luc Jeener reprend le Passage du Nord-Ouest, au fond d’une cour d’une rue fréquentée du 11e arrondissement de Paris, il vient de quitter la crypte Saint Agnès et ses 80 places, en l’église Saint-Eustache. Il y a officié pendant neuf ans en ayant mis en scène notamment Racine et Montherlant dans un dépouillement et une austérité qui encouragaient le public à mieux se concentrer pour apprécier de grands textes comme Bérénice, Port-Royal ou Le Maître de Santiago. Justement, cette pièce il la rejoue avec dix comédiens bénévoles et ce soir-là, après deux heures de scène, incarnant don Alvaro, il nous reçoit dans son bureau et se confie : « J’ai eu des problèmes avec le curé, un de ces curés de gauche qui vous dégoûte du christianisme, confondant charité avec générosité et spiritualité. Il m’accusait de faire du théâtre bourgeois car je montais du Racine ! Il me disait que les jeunes de la cité ne pourraient pas comprendre. Je lui disais qu’ils auront peut-être des professeurs qui les aideront à comprendre. Il y a des liens, des relais, on a des apprentis, on a des amis, on a des professeurs, qui vous amènent à quelque chose. L’alexandrin est une langue comme le Montherlant est une langue, le Claudel est une langue. »

Qu’à cela ne tienne, le fougueux Jeener a su rebondir et grâce à des relations et beaucoup d’amis, il a pu s’installer dans cet ancien cabaret des années 30 qu’il nomme aussitôt Théâtre du Nord-Ouest, aménageant à sa façon les deux salles, de 100 et 60 places. Aujourd’hui, ce sont 500 comédiens qui se relaient chaque jour. « Mon idée forte n’a pas changé, s’enflamme t-il : on a remplacé la production de l’argent par la production du travail, ce qui devrait être béni par tous nos amis de gauche mais ils me maudissent en disant que je suis un exploiteur, que je suis un méchant qui casse le travail des autres. Alors que c’est la seule solution. Si aujourd’hui, en France, une troupe qui joue du théâtre n’est pas subventionnée, elle ne peut pas monter un spectacle de plus de trois comédiens. » Facétieux, Jeener est fier de faire aussi, des lectures, qu’il s’agisse de Léon Daudet, de Léon Bloy ou de Céline : « Céline, c’est une merveille. J’ai même lu Bagatelle pour un massacre et ma femme est juive. Je me suis régalé même quand il dit les pires horreurs. » confie-t-il en souriant. Une dernière boutade : « Il y a ici les plus mauvaises et les meilleures pièces de Paris car c’est un lieu d’art et d’essai où l’on donne sa chance aux débutants. Je défends un théâtre chrétien et revendiqué comme tel dans lequel travaillent 90 % des gens qui ne le sont pas.» Tel est cet homme fou de théâtre, travailleur acharné, qui ne compte jamais ses heures ni sa peine pour offrir aux spectateurs
des créations uniques à Paris.

Gilles Brochard

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