Par Francis Jubert
Comment se signale, dans le domaine philosophique, littéraire ou artistique, un esprit véritablement conservateur, sinon cet instinct des commencements dont il cherche les traces chez les Grecs et les Romains ? Un homme campe à sa façon cet esprit conservateur à mille facettes, Jacques Trémolet de Villers. Ce célèbre avocat qui, après ses débuts auprès de Jean-Louis Tixier-Vignancour, s’est distingué dans de nombreuses affaires politico-judiciaires (il assura aussi bien la défense de Paul Touvier que du gaulliste Marchiani, ou du Comte de Paris) est aussi un amoureux de ce qu’on nomma longtemps les « belles lettres » . Il a récemment publié une conversation fictive avec Cicéron, le plus illustre des avocats romains dont la biographie est si riche et mouvementée qu’elle donne le vertige, En terrasse avec Cicéron. Nous inaugurons notre série « Longue mémoire » avec ce livre étrange qu’évoque ici Francis Jubert, dirigeant d’entreprise qui fonda en 1994 la revue trimestrielle « Liberté Politique », dont il fut longtemps directeur de la publication.
Avocat courageux et respecté, Jacques Trémolet de Villers n’est pas seulement le plaideur des plus importants procès en idéologie de ces dernières décennies, orateur insigne qui aurait enflammé la Chambre de son verbe s’il était devenu parlementaire comme le fut son avocat de père. Il sait aussi utiliser sa maîtrise des arcanes de la procédure pour restituer les procès qui ont jalonné notre histoire : il faut lire par exemple son commentaire éblouissant des minutes du procès de Jeanne d’Arc (Jeanne d’Arc, Le Procès de Rouen, Les Belles Lettres, 2016). C’est aussi un écrivain qui ne s’est pas seulement fait le chantre de sa profession (Aux marches du palais, DMM, 1997), mais sait aussi conter la Provence de Mistral, en langue d’Oc, et se plaît à saluer la mémoire de sa mère dans le parler Corse de ses ancêtres. On ne se lasse pas d’entendre raconter le voyage d’Ulysse ou réciter les fables de La Fontaine, et il s’est acquis par sa verve la faveur des enfants : « Ils sont les princes de notre âge mûr, ils sont aussi les princes de la poésie. Ils règnent sur elle – à dire la vérité, ils sont la vraie poésie de la vie » (Heureux qui comme Ulysse et vingt-quatre autres poèmes que nous devrions savoir par cœur pour les dire à nos enfants, 1998 – DMM, 1999). Avocat, écrivain, conférencier, conseiller du prince, il lui fallait tous ces talents pour oser convier à sa table (« Chez Vincent » pour ceux qui connaissent ce village de la Corse des montagnes) son confrère Cicéron et s’entretenir avec lui, sept soirées d’affilée, des sujets qui lui tiennent le plus à cœur.
Cicéron et le « dialogue méditerranéen »
En terrasse avec Cicéron (Les Belles Lettres, 2018) est un livre aussi séduisant que déconcertant. Il surprendra les lecteurs qui ne seraient pas coutumiers du « dialogue méditerranéen » comme il a surpris les « happy few » qui ont pris part aux joutes oratoires dont ce livre est le prétexte. Ceux-là avaient révisé leurs classiques, espérant faire mieux que de la figuration dans cette confrontation entre le patriarche de Vivario et Marcus Tullius, dit Cicéron. Leur travail n’aura pas été récompensé à hauteur de leur espérance. Du moins tireront-ils de cette confrontation inactuelle d’autres motifs de satisfaction. Tout d’abord, celle de disposer à moindres frais d’une vision synoptique de la pensée de Cicéron qui, en quelque manière, les dispense de la lecture cursive d’un auteur prolixe, et réputé difficile. J’ose espérer qu’elle incitera les plus courageux à aller au texte lui-même pour mieux se pénétrer de son génie. Les textes de Cicéron choisis par Trémolet pour leur résonance avec ses propres préoccupations philosophiques (la patrie et l’amitié, la vieillesse et la mort, la souffrance et le bonheur, la politique et le gouvernement, la richesse et la gloire…) reflètent parfaitement les mouvements et la subtilité de la pensée de cette haute figure de la Rome antique, d’autant mieux que la traduction qu’il en a faite est soignée.
De l’amitié
Autre motif de satisfaction, sans doute le principal aux yeux de l’auteur, pouvoir « rencontrer Cicéron » en ami – « c’est le nom qu’il aimait le plus » – et découvrir en sa compagnie que les questions qui tourmentent les hommes restent les mêmes à travers les siècles : les réflexions des Anciens sur ces sujets n’ont en effet rien perdu de leur actualité, contrairement à ce que pensait par exemple un Fustel de Coulanges s’efforçant de démontrer dans La Cité antique que les règles qui régissaient la Grèce et Rome « ne peuvent plus régir l’humanité » au motif que « l’homme ne pense plus aujourd’hui ce qu’il pensait il y a vingt-cinq siècles ». A l’inverse de ces progressistes prémices, Jacques Trémolet de Villers nous fait découvrir toute l’actualité de Cicéron et nous plonge dans ce grand bain des Humanités classiques fait de correspondances secrètes entre passé et avenir : « Cicéron, contemplant le ciel, murmurait pour lui-même ‘obscura specie stellarum Cassiepia’. Je compris où Corneille avait trouvé « cette obscure clarté qui tombe des étoiles » sur laquelle nous nous extasiions, enfants, en lisant Le Cid et le récit que Rodrigue fait à Don Fernand de sa victoire sur les Maures. Les hommes se parlent à travers les siècles, et se répètent souvent, sous les mêmes cieux et les mêmes étoiles… »
Francis Jubert
Philosophe, entrepreneur d’intérêt général, expert de la transformation numérique & des usages : e-Gov, eHealth,… Voisins & Soins (Soins palliatifs à domicile).