par Edouard Girard
professeur de philosophie au Collège des Bernardins, enseignant à La Sorbonne
En 2016 est paru en Russie, en français, un ensemble étonnant d’articles édité sous le titre Cahiers du Conservatisme, articles choisis. Comme le titre le suggère, il reprend une série de publications parues entre 2014 et 2016 dans la revue russe Тетрады по консевратизму (Tietradi po conservatismou), par la suite traduites en français. Merci à Alain de Benoist de nous avoir adressé ce texte, dont il pensait à juste titre qu’il intéresserait les conservateurs français, ainsi qu’à Edouard Girard, jeune professeur de philosophie (il enseigne notamment au Collège des Bernardins, ancien collège cistercien de l’historique université de Paris, rénové et inauguré en 2008 par Benoît XVI), d’avoir relevé le gant d’un commentaire à la fois érudit et distancié. Voici éclairés grâce à lui des textes d’une extrême singularité, assez touffus, mais très instructifs quant à l’état du débat en Russie et de celui d’une bonne partie de ce que l’on nommait déjà, du temps de la Russie tzariste, son intelligentsia : où l’on verra notamment que le monde russe et, sans doute, le monde orthodoxe dans son ensemble est si bien le successeur de l’Empire Chrétien d’Orient qu’il a également hérité de son platonisme profond – aussi marqué par l’essentialisme, donc, que l’univers atlantique est marqué, ou plutôt dévasté, par l’existentialisme… / pmc
Le recueil rassemble quinze articles, répartis en trois chapitrages distincts, Le conservatisme russe, vu à perspective moyenne, puis Le conservatisme à la russe, enfin La Russie et l’Occident : dialogue conservateur. Il serait impossible de présenter individuellement chaque article, mais à tout le moins une vue d’ensemble sur ce recueil est possible. L’objet général de ce recueil, comme le chapitrage le suggère, est une réflexion au long cours sur le conservatisme russe, ses liens de parenté avec le conservatisme occidental, ses singularités, et en définitive une méditation sur ce qu’est la Russie contemporaine et ce qu’elle devrait être d’un point de vue conservateur.
Pour le lecteur occidental, restituer quelques éléments de contexte et quelques caractéristiques de la pensée russe n’est sans doute pas inutile. S’il nous était donné de résumer des idées essentielles, nous les restituerions ainsi : la philosophie russe (au sens d’une pensée séculière, du moins d’une pensée distincte de la théologie) est récente au regard de la tradition occidentale. Il est difficile d’en trouver trace avant la fin du XVIIIe siècle, avec des penseurs comme Skovoroda ou Lomonossov, tâchant de reproduire à leur manière le projet des Lumières. Mais c’est véritablement dans les années 1830-1840, consécutives à la révolution avortée des décabristes [décembristes] augurant le règne du très conservateur Nicolas Ier, que la philosophie russe prendra son envol. Cette période est authentiquement celle durant laquelle émergea la nouvelle classe de l’intelligentsia, essentiellement issue de la dvorianstvo, l’ancienne aristocratie d’intendance de l’Empire. Ce moment de l’histoire russe a vu naître des personnages hauts en couleurs, comme Vissarion Belinski, l’éditeur occidentaliste du Contemporain qui révéla Dostoïevski au grand public, les slavophiles Ivan Kirievski et Konstantin Aksakov, l’indomptable Bakounine, parti à Berlin étudier Hegel, et tant d’autres…
Penser l’être russe
L’intelligentsia russe de cette époque n’était certes pas qu’occidentaliste, bien qu’elle le fût pour une large part. Mais, indépendamment de son camp idéologique, elle appréhendait soudainement le monde avec des catégories et des concepts absolument neufs au regard de son héritage. En ce sens, elle dut en une génération « rattraper » son retard en matière de philosophie et se mettre à la page de la modernité kantienne et hégélienne, tout en découvrant Aristote et les autres classiques. Rien ne fut plus désorientant pour cette génération que le monde qui lui faisait face, mais cette période fut également celle d’un bouillonnement intellectuel hors du commun.
Cette nouveauté était essentiellement le fruit paradoxal de la victoire de 1815 sur Napoléon. L’un des articles de ce recueil s’appesantit sur ce sujet, car la Russie se voyait soudainement intégrée dans une modernité politique et philosophique européenne qui lui était jusque-là en bonne partie étrangère. Elle sortait tardivement de son Moyen-âge et de la question centrale qui occupait la vie de l’Église russe : comment s’assurer de la sanctification de l’empire ? La réponse avait été trouvée au milieu du XVIe siècle avec la doctrine dite de « Moscou troisième Rome », indéfiniment déclinée.
Ce long prélude n’est pas une fioriture. Il constitue plutôt un éclairage pour comprendre en quoi les conservateurs revendiqués de la Russie contemporaine poursuivent une quête identique à leurs ainés. Le néo-slavophilisme des thèses exposées dans ce recueil « conservateur » reste fidèle à l’ancien sur un point : il tâche d’appréhender, avec un glossaire renouvelé par les sciences sociales et la philosophie de son temps, le rôle historique de la Russie et lui donner une définition ontologique. La particularité de L’être russe, pour parler comme un professeur de philosophie, conditionne la mission historique de la Russie dans le monde.
Légataire d’un platonisme diffus
Revenons à notre objet. Les réflexions sur le conservatisme telles qu’elles sont présentées dans ce recueil de 2016 porte la marque de cette philosophie russe qui a fait d’une théorisation de « l’être russe » le centre et le cœur de toute sa réflexion. La pensée russe est, pour partie, légataire d’un platonisme diffus qui imprègne la théologie chrétienne et surtout la théologie d’Orient du temps de Byzance. En même temps, la Russie s’est mise à rechercher avec les moyens de la philosophie ce qu’elle ne pouvait plus trouver avec ceux de la théologie : sa place dans l’ordre du monde. Pour cette raison, la philosophie russe, depuis son authentique envol des années 1830, est historicisée à l’extrême, incomparablement plus que la philosophie française moderne qui, après Descartes, s’est principalement fondée sur une doctrine de la subjectivité. Mais la philosophie russe s’est historicisée d’une manière extrêmement singulière, en couplant bien souvent ces réflexions avec des propositions radicales. Les Cahiers du conservatisme illustrent parfaitement cette tendance. Dans un article caractéristique de la pensée russe, O.V. Matveïtchev pointe spécifiquement le caractère déterminant de la fin du monde médiéval russe dans l’émergence de la pensée conservatrice : « La conception du monde médiéval reposait sur la triade : Dieu – le Tsar (le souverain) – le Père (le mari, l’homme). À l’époque moderne, ces hypostases furent interprétées conformément à la philosophie rationnelle du sujet. C’est-à-dire que Dieu est devenu un esprit absolu, un sujet-substance ; le souverain politique un sujet-souverain ; et le père, l’homme, le porteur essentiel des droits politiques et économiques »1.
Ce passage dénote, à la manière de l’historien Nikolaï Karamzine, la nostalgie d’une Russie fondée sur ordre social stable et imperturbable représenté comme un idéal de vie – ou, du moins, donnant les conditions de possibilité de son émergence. On trouve chez Matveïtchev, comme chez les slavophiles du XIXe siècle une absolutisation de la Russie en tant que civilisation propre. Le caractère sacré de la Russie n’est pas spécifiquement interrogé ni même déterminé selon des critères clairs, sinon comme fidélité à soi-même et négativement comme hermétique à la modernité philosophique – tout particulièrement celle ouvrant la voie à une centralité du sujet individué. Par ce biais, le cartésianisme, peu ou prou identifiable ici à la pensée occidentale en général, apparaît comme un germe pathogène et corrupteur. En ce sens, la thèse conservatrice russe passe par un accent insistant sur le génie national russe. Mais ces thèmes de réflexion ne sont pas seulement théoriques, ils entendent aussi pointer les déviances concrètes du monde contemporain : « Dans le monde contemporain où une attaque est lancée contre la famille traditionnelle, quand le nombre de divorces augmente, celui des enfants sans parents, ou avec des parents aux mœurs non-traditionnelles, etc., le nombre de criminels, de corrompus, de menteurs augmente automatiquement ; les vertus citoyennes dépérissent, le pacifisme et l’apolitisme augmentent, on voit fleurir les cultes et les conceptions religieuses new age non-personnalistes, syncrétiques, ésotériques et satanistes »2.
Les leçons héritées du conservatisme occidental pourraient bien être utiles…
Le triptyque Occident, subjectivisme, individualisme marche à plein pour externaliser les problèmes de la Russie moderne. De ce point de vue, le théoricisme hypertrophié de cette logique n’est pas antinomique avec son caractère intrinsèquement civilisationnel : la Russie est une idée autant qu’elle est une terre et un ethos. Cependant, il ne peut pas échapper au regard du lecteur que la tentative composite de théorisation du conservatisme que proposent ces Cahiers est essentiellement centrée sur la dualité Russie-Europe occidentale. De manière assez surprenante, on ne trouve que peu de références à la Chine ou à l’Inde, là où les thèses de Lev Goumilev ont largement préparé le terrain aux réflexions tant philosophiques que géostratégiques sur l’eurasisme : depuis le début de la guerre en Ukraine, le Kremlin n’a eu de cesse d’insister, sinon de surjouer sa nouvelle orientation vers la Sibérie et l’Asie.
En ce sens, l’originalité russe, pour les conservateurs d’aujourd’hui comme pour les slavophiles d’hier, s’évaluent avec l’Europe pour étalon de référence. Cette question est l’une des plus brûlantes de la pensée russe et les auteurs pensent leurs modèles sociaux alternatifs en se rapportant toujours à l’Europe. D’une manière générale, les auteurs concordent vers un point : une dépréciation relative de l’État de droit dans sa capacité à organiser la société. En contrepoint s’esquisse un idéal de vie russe qui, étrangement, n’est pas sans rappeler certains slavophiles et/ou certains socialistes agrariens comme le jeune Gregori Plekhanov. C’est le cas par exemple de Boris Marneko, lorsqu’il écrit, au terme d’une longue comparaison des modèles sociaux de la Russie et de l’Occident : « Le conservatisme russe, lui, doit se réinventer. Il sera viable s’il constitue la base d’un contrat social et le fondement conceptuel du développement de la Russie. Pour cela, les leçons héritées du conservatisme occidental pourraient bien être utiles »3. Contrat social ne renvoyant en rien ici au rousseauisme, ces conceptions, ici plutôt indifférentes à la politique étatique, sont probablement les plus intéressantes et sans doute les plus touchantes du conservatisme russe. Celles-ci sont relativement proches des réflexions d’Alexeï Khomiakov autour de la notion de sobornost, la vie en petites communautés tâchant de retrouver l’idéal de vie des églises locales primitives. Paradoxalement (et c’est bien l’une des tendances du conservatisme russe), la question de la conception de l’État s’en trouve profondément modifiée… On voit en ce sens s’esquisser deux modalités interprétatives très opposées : celles centrées sur l’État, la figure atemporelle du Tsar conditionnant la vie de la Russie entière, et celles, plus « populistes » si l’on peut dire, fondées sur un idéal de vie et relativement peu intéressées par la question de l’État.
Du dogmatisme politique
Parfois encore, cet équilibre entre modèle populiste et modèle étatique est battu en brèche par un autre type de réflexion, lui, purement idéologique. C’est le cas de l’article Andreï Ratchinski intitulé Alexandre Ier et la Sainte-Alliance de 1815. Ce texte semble plus proche de celui d’un théologien pré-décabriste que de celui d’un philosophe ou d’un théoricien politique. Ainsi, l’auteur y décrit le tsar Alexandre Ier en ces termes : « L’histoire mondiale connaît peu de personnages comparables en échelle à l’empereur Alexandre. Cette personnalité étonnante reste incomprise de nos jours. Son époque fut peut-être l’essor le plus significatif pour le Russie, son « âge d’or » alors que Saint-Pétersbourg était la capitale de l’Europe et que le destin du monde se décidait dans le Palais d’hiver. Les contemporains d’Alexandre Ier l’appelaient « le tsar des tsars », le vainqueur de l’Antéchrist, le libérateur de l’Europe. Les capitales européennes saluèrent avec enthousiasme le tsar-libérateur : la population de Paris l’accueillit avec des fleurs, la principale place de Berlin porte son nom : Alexander Platz4.
Pourquoi un tel dithyrambe ? Pourquoi un style aussi hagiographique dans une revue qui se veut une publication sinon académique, du moins sérieuse ? Il serait difficile de trancher. Mais au moins le lecteur fait-il face à une tendance du conservatisme russe à l’idéologie pure. Dans une version extrême du rejet de l’Occident, certains polémistes russes du XIXe siècle ont pu rejeter la philosophie comme modèle de pensée, du simple fait qu’elle était intrinsèquement perçue comme une contagion occidentale. Tout comme Saint Paul invitait les Colossiens à se méfier de « la philosophie, cette creuse duperie à l’enseigne de la tradition des hommes »5, les thuriféraires résiduels de l’empire post-décabristes rejetaient intégralement la nouveauté intellectuelle de l’Europe, occidentale. À ce titre, leur attitude, intégralement hostile à l’intelligentsia, était un pas de côté par rapport aux slavophiles qui, s’étaient au contraire approprié la langue de Schelling ou Hegel pour penser la place de la Russie dans le monde.
Il en va de même dans le présent article, lequel insiste sur le rôle des illuminatis dans la Révolution française6, ou encore sur le tsar Nicolas Ier qui « aimait répéter les paroles du roi Salomon »7. Dévoilement d’une histoire occulte, refus catégorique de l’esprit critique, succession d’anathèmes, absolutisation des origines, le texte vole au-dessus de toute logique hypothético-déductive en faisant de la surenchère d’affirmations invérifiables l’étendard d’un style d’écriture qui se veut outrancièrement anti-rationaliste.
Russie et Europe
Ce modèle de réflexion ontologique culmine probablement avec l’article de V.A Nikonov, La Russie et le monde : le conservatisme dans la politique extérieure russe. Nikonov liste une série de principes qui se veulent aussi déterminants que définitifs pour décrire la réalité politique et sociale de la Russie et tout particulièrement sa politique étrangère depuis la chute de l’Union soviétique. Pour ce faire, la réflexion de l’auteur recourt à une série d’affirmations positives, comme autant d’assertions naturalistes, lesquelles entendent rendre compte de vérités originelles et inaltérables du caractère russe. La difficulté interprétative de cette pensée réside en ceci : l’être russe existe manifestement dans l’histoire, et sa réalité semble être déterminée par elle ; mais, dans le même temps, ces vérités, ces « principes » sur la Russie paraissent éternels, et l’histoire semble se dérouler comme dans une arène où seraient jetés les peuples après avoir été frappés comme une pièce de monnaie quelque part dans le ciel des idées. Ce modèle de pensée est ici déterminant pour décrire les relations internationales, et ce modèle ontologisant s’applique aussi aux autres nations européennes : « Et le dernier principe, le quinzième : la résistance aux pressions extérieures, la souveraineté dans les affaires intérieures et extérieures. On ne peut chercher à plaire toujours et à tout le monde. Nicolas Ier voulait plaire à tout le monde, et il obtint la Guerre de Crimée. Gorbatchev voulait plaire à tout le monde et nous avons obtenu la désintégration du pays. Nous aurons toujours une mauvaise image en Occident quoi que nous fassions. Elle demeure la même depuis les années 1520, l’époque de Vassili III, quand une nouvelle série de tentatives visant à inclure la Russie dans le système occidental en qualité de vassal après la fin du joug mongol se conclut par un échec. C’est à partir de cette période qu’en Occident se forme l’image demeurée inchangée de la Russie comme État impie, attardé et hostile. Une telle perception de la Russie, c’est une partie de la matrice occidentale. Notre pays a joué et joue le rôle d’antipode qui permet à l’Occident d’élever son système de valeurs à ses propres yeux. Renoncer à cette image de la Russie reviendrait pour l’Occident à une perte de son identité »8. Et l’auteur de conclure par ces lignes : « Il est trop tôt pour enterrer la Russie. Il est très important, en s’appuyant sur la connaissance du passé, de proposer l’image d’un lendemain digne parce que la civilisation russe a toujours été, est et, j’en suis certain, sera, non pas un souvenir du passé, mais un rêve d’avenir ».
Ces thèses conservatrices russes donnent le ton de la pensée qui inspire le Kremlin. La chercheuse Juliette Faure a par exemple montré la manière singulière qu’ont eue, dans les années 2000 et 2010, les clubs de réflexion nationalistes en orbite autour du pouvoir. C’est tout particulièrement le cas du club d’Isborsk, où se côtoyèrent notamment Alexandre Douguine et Alexandre Prokhanov. Pas vraiment au cœur dudit pouvoir donc, mais loin d’être paria pour autant, ces cercles sont pour l’Exécutif une manière d’externaliser son travail idéologique, un peu de la même manière qu’elle délègue à des groupes comme Wagner ses guerres pour ne pas engager directement la responsabilité internationale de la Russie. Ce document illustre en ce sens une vérité importante : la philosophie russe a largement gardé les caractéristiques qui étaient déjà les siennes dans les années 1830…