Par Valentin Gaure
Ils furent d’abord les visionnaires de l’entre-deux-guerres.
Depuis les Communes, en 1938, le député Churchill fustige l’inaction du gouvernement Chamberlain, qui préfère négocier des traités humiliants avec les nazis plutôt que de préparer une guerre déjà inévitable.
Au même moment à Paris, le colonel de Gaulle écume les palais de la République. Sans succès, il tente d’alerter le monde politique. Pour lui, la stratégie de défense française, toute entière réfugiée derrière la Ligne Maginot, conduira au désastre. Sa stratégie est claire : il faut aller vers l’armée de métier et engager la construction d’unités de blindés pour contrer les Allemands.
Mais, des deux côtés de la Manche, les esprits sont au pacifisme le plus inconditionnel. De Gaulle et Churchill prêchent dans le désert, perçus par leurs contemporains comme d’étranges oiseaux de malheur.
L’avenir leur donne tragiquement raison. En 1940, la France plie et rompt en quelques jours, prisonnière des tentacules d’acier de l’hydre hitlérienne. De Gaulle gagne Londres. Il y retrouve Churchill, désormais Premier ministre d’un pays qui lutte seul face à l’Allemagne. Les deux hommes, qui déjà s’étaient rencontrés quelquefois, se comprennent. Churchill presse son Cabinet de laisser de Gaulle s’exprimer à la radio. De ce seul fait, il lui ouvre en grand les portes de l’Histoire.
Au cours des premiers mois, le Général est un visiteur régulier, qui parfois même est invité en fin de semaine aux Chequers, la résidence de campagne du Premier ministre. Plus que l’entente cordiale, c’est presque la lune de miel. De Gaulle dit de Churchill qu’il « est né pour le grandiose ». Au sujet du français, l’anglais confie à ses interlocuteurs : « C’est un homme à ma taille ».
En juillet 1940, les Britanniques n’ont pas le choix : ils bombardent la flotte française stationnée dans le golfe d’Oran, à Mers el-Kébir. Ainsi, ils anéantissent le risque de voir ces navires passer sous pavillon allemand avec la bénédiction de Vichy.
Pour de Gaulle, c’est un crève-cœur. La gorge serrée, il s’exprime malgré tout à la radio le soir-même pour apporter son soutien à l’initiative britannique : « En vertu d’un engagement déshonorant, le gouvernement de Bordeaux avait consenti à livrer les navires à la discrétion de l’ennemi. Il n’y a pas le moindre doute qu’en principe et par nécessité l’ennemi les aurait employés soit contre l’Angleterre, soit contre notre propre Empire. Eh bien, je le dis sans ambages, il vaut mieux qu’ils aient été détruits. »
En août, le duo décide de partir à la reconquête de l’empire colonial français. Ils imaginent « l’opération de Dakar ». Il s’agit de stationner une centaine de navires dans la baie du port sénégalais afin d’impressionner le gouverneur vichyste présent sur place, et d’obtenir de lui son allégeance spontanée à la France Libre. « Tout devra se dérouler dans une atmosphère de kermesse », espère naïvement Churchill. Hélas, loin des retrouvailles fraternelles sous le fanion du drapeau blanc, l’opération tourne au fiasco. Moins pacifiste qu’espéré, le gouverneur de Dakar fait tirer sur les navires anglais. L’opération est annulée. De Gaulle accuse le coup. Il pense au suicide : « Les jours qui suivirent me furent cruels. J’éprouvais les impressions d’un homme dont un séisme secoue brutalement la maison et qui reçoit sur le tête la pluie des tuiles tombant du toit ».
Après cet épisode, le Général s’éloigne des positions de la Couronne. D’abord légères, au fil des mois, les critiques gaulliennes se font acerbes et même violentes. Ulcéré par les agissements britanniques au Levant, de Gaulle se répands partout en propos franchement anglophobes. En juillet 1941, Churchill découvre sur son bureau une interview surréaliste dans laquelle son allié français estime que « l’Angleterre a conclu un marché avec Hitler pour la durée de la guerre ». Avec des amis pareils, pas besoin d’ennemis ! Le Premier ministre manque de s’étrangler. Il ordonne à son administration de suspendre tout contact avec le Général. On le prive même de BBC. Mais tout cela n’est l’affaire que de quelques jours, puisque Churchill finit par jeter la rancune à la rivière… Il reste qu’entre eux s’est brisé ce lien qu’on appelle la confiance.
Entre eux, le diviseur américain
En décembre 1941, après Pearl Harbor et l’entrée en guerre des États-Unis, Churchill peut enfin souffler un peu. Dans son bras de fer avec Hitler, il n’est plus seul. Le Premier ministre se repose désormais sur l’immense industrie de guerre américaine. Il déclare n’être plus que le « fidèle lieutenant » de Roosevelt. Quant à de Gaulle, il est mis sur la touche. Le président américain souhaite ouvertement se débarrasser de celui qu’il considère comme un gêneur arrogant. Il convainc son partenaire britannique de le mettre en concurrence avec un autre français, tellement plus malléable : le général Giraud. De l’art de diviser pour mieux régner.
Pour acter cette dyarchie, l’anglais et l’américain organisent en juillet 1943 la conférence de Casablanca. Seul problème : de Gaulle refuse de venir. L’idée de partager la scène de l’Histoire avec ce général Giraud lui est insupportable. Depuis la terrasse de sa somptueuse villa, Roosevelt s’amuse de la situation : « Nous avons amené le marié, Giraud {…}. Pourtant, nos amis n’ont pu faire venir la mariée, la capricieuse lady de Gaulle ». Du côté britannique, l’ambiance est moins rose. De Gaulle vient de leur poser un humiliant lapin diplomatique. Churchill s’interroge : «Pourquoi ne pas lui couper les vivres ? ».
Quasiment sous la contrainte, le Général finit par rejoindre Casablanca. Il découvre sur place un spectacle qui lui déplaît fortement. Le Maroc, qui est en principe un protectorat français, est dirigé de fait par les Américains. La bannière étoilée flotte partout. Le soir, de Gaulle rejoint Churchill dans ses appartements. Pendant le dîner, le ton monte. Avec ce usage du français qui lui est si propre, le bouledogue explose : « Si vous m’obsaclerez, je vous liquiderai ! ». De Gaulle ne se laisse pas impressionner. Seule concession : il accepte de se faire en prendre en photo avec Giraud. La poignée de main des deux généraux est si fugace qu’ils doivent la reproduire plusieurs fois, afin que les photographes puissent avoir le temps de la saisir. La scène est burlesque, on se croirait presque chez Chaplin. Churchill l’écrira dans ses mémoires : « il est impossible de regarder les images de cet événement sans en rire ».
Après cet intermède marocain, Churchill et de Gaulle retrouvent les bruines de la capitale anglaise. Ils s’ignorent complètement. Pendant que Churchill se consacre à ses affaires militaires, de Gaulle s’évertue à dégonfler « l’alternative Giraud ». Quelques semaines lui suffiront à écarter l’opportuniste. Désormais à la tête d’une large partie de l’Afrique du Nord, le Général passe le plus clair de son temps à Alger. Ses rapports avec Churchill sont moins fréquents.
Féroces soldats
Au matin du 4 juin 1944, de Gaulle atterrit près de Londres. Sur le tarmac, on lui tend une lettre du Premier ministre. D’un ton amène et chaleureux, Churchill l’invite à le rejoindre dans son train privé qui stationne non loin des côtes du sud de l’Angleterre. Sur le chemin, le Général perçoit partout l’indéfinissable effervescence qui précède les jours fatidiques. Dans quelques heures, la plus grande opération militaire de l’histoire humaine s’élancera vers les plages normandes.
Dans un wagon aménagé, de Gaulle salue le Churchill des grands jours. Pareil à ces vieux loups de mers qui ne se sentent bien que dans les tempêtes, le Premier ministre ne tient pas en place. Quant au Général, il demeure interdit et ne se départ jamais d’une certaine froideur. Si ces retrouvailles se passent à peu près bien, cela ne va pas durer.
Le soir venu, Eisenhower se joint à eux. Le commandant suprême des forces alliées présente une copie du texte qu’il souhaite prononcer à la radio au matin du D-Day. De Gaulle est affligé : son nom n’y est pas mentionné une seule fois. Pire encore, le général américain compte demander au peuple français « d’exécuter ses ordres ». L’homme du 18 juin craint de voir la France passer sous tutelle américaine. Ses émissaires lui murmurent que Roosevelt aurait eu l’idée d’inventer la « Wallonie », un état nouveau qui rassemblerait une partie du Benelux et un beau morceau du nord de la France. Pour lui, les autorités britanniques laissent faire et sont à la remorque de Washington. La veille du débarquement, après de rudes négociations, il accepte tout de même de s’exprimer à la radio. Lyrique et shakespearien, il lance : « Après tant de combats, de fureurs, de douleurs, voici venu le choc décisif, le choc tant espéré. Bien entendu, c’est la bataille de France et c’est la bataille de la France ! ». Derrière son poste de radio, Churchill ne peut retenir une larme.
Ce n’est que le 14 juin que de Gaulle foule enfin le sable des côtes normandes. Comme toujours, il ne montre rien de son émotion et se réfugie dans le silence. Dans son esprit, le combat est loin d’être terminé. Les Américains, avec le soutien apparent de Downing Street, veulent encore lui griller la politesse et placer la France sous leur administration directe. De Gaulle doit s’imposer comme l’autorité politique incontournable. L’après-midi, il gagne Bayeux. La petite ville du Calvados lui réserve un accueil triomphal. Les yeux de Washington, positionnés un peu partout autour du Général, rendent compte du succès de la visite. Roosevelt renonce à ses plans et décide de reconnaître le gouvernement de Gaulle. Churchill en fait autant.
Par habitude, l’Histoire finit souvent par nous traîner jusqu’aux rives des commencements. Ainsi, la vérité d’hier, si elle n’est plus celle d’aujourd’hui, peut être amenée à devenir celle des lendemains.
Exemple est fait de ce 11 Novembre 1944. A Paris, les événements s’étaient retournés. De nouveau, les soldats français paradaient en leur capitale libérée. Les Champs-Élysées retrouvaient leur rôle de théâtre superbe de l’épopée nationale. Une fois encore, ceux qui avaient parié contre la France s’étaient trompés. Elle était toujours là.
Vers onze heures, un convoi de légende traverse la Seine au niveau de la Concorde. A son bord, de Gaulle et Churchill. Lequel des deux est le plus ému ? Qui finira par verser une larme ? Nul ne peut le dire vraiment.
Envers et contre tout, pendant ces quatre années, ils étaient restés debout. Alors oui, ils s’affrontèrent souvent. Oui, leurs chemins furent rarement identiques.
Mais au bout de la nuit, leurs regards convergent vers un même idéal.
Une certaine idée de l’Homme.
Valentin Gaure