Par Francis Jubert
On l’a souvent répété : la France souffre d’un déficit de compétitivité, d’une bureaucratie hypertrophiée et de normes paralysantes. Tout cela demeure exact. Mais une menace plus grave encore s’impose désormais : la perte de nos talents, soumis à une double contrainte — une fiscalité punitive et la révolution technologique en cours. Dans le monde d’aujourd’hui, la véritable ressource rare n’est plus l’énergie ni la terre, mais l’intelligence, la créativité, l’innovation. Et la France est en train de s’en priver.
Le paradoxe français : surtaxer la valeur
La Fondation IFRAP rappelait récemment un chiffre édifiant : les hauts salaires en France « surcotisent » près de 24 milliards d’euros par an. Autrement dit, ils financent le système social bien au-delà de leurs droits futurs, alimentant une redistribution silencieuse qui obère leur pouvoir d’achat et leur compétitivité internationale (*) .
Parallèlement, l’État concentre ses allègements sur les bas salaires. Cette politique, conçue pour protéger l’emploi peu qualifié, a pour effet pervers de décourager les profils stratégiques — ingénieurs, chercheurs, data scientists, experts en intelligence artificielle.
Le rapport Syntec-Rexecode 2025 établit que, au-delà de 4 SMIC, le coût total employeur en France dépasse de 15 points le brut observé en Allemagne ou aux Pays-Bas. Comment, dans ces conditions, espérer retenir nos meilleurs éléments ?
L’hémorragie silencieuse des cerveaux
La fuite des talents, bien réelle, est qualifiée d’« hémorragie silencieuse et continue » par le baromètre 2025 de la Fédération Syntec et d’Ipsos BVA. Près de 9% des diplômés des écoles d’ingénieurs travaillent désormais à l’étranger. L’apparente stabilité du chiffre masque le retour à la hausse de l’expatriation après les parenthèses du Brexit et du Covid.
Et ce sont les plus brillants qui partent :
– 17% des diplômés de Centrale-Supélec choisissent l’expatriation,
– 19% pour ceux de Polytechnique.
La conséquence est dramatique.Ces élites auraient dû nourrir notre recherche et notre innovation dans les technologies d’avenir. L’exemple est cruel : en décembre dernier, Jean Tirole proposait six postes à de jeunes docteurs. Aucun n’a accepté. Deux ont rejoint le privé aux États-Unis, quatre sont partis en universités étrangères. La France investit dans ses cerveaux, ses concurrents en récoltent les fruits.
Les causes : fiscalité et découragement
Les raisons de cet exil s’additionnent : fiscalité confiscatoire, rigidités administratives freinant la mobilité, stagnation salariale incapable de rivaliser avec l’étranger, climat social marqué par la suspicion envers ceux qui réussissent.
En allégeant massivement les charges sur les bas salaires, tout en laissant les profils qualifiés crouler sous les prélèvements, la France a bloqué la progression des métiers d’avenir. Les 35 heures ont aggravé la situation en pénalisant particulièrement les emplois stratégiques. De quoi comprendre pourquoi tant d’ingénieurs, malgré leur attachement à la France, choisissent de construire ailleurs leur avenir.
Quand l’IA rebat les cartes
Comme si ce handicap fiscal ne suffisait pas, une nouvelle révolution s’impose : l’intelligence artificielle.
Accenture, géant mondial du conseil, a récemment supprimé 11 000 postes non par difficulté économique, mais parce que les collaborateurs concernés n’étaient pas en mesure de se requalifier. En parallèle, l’entreprise a formé 550 000 salariés aux fondamentaux de l’IA. Le message est clair : seuls survivront ceux qui évoluent.
La leçon pour la France est double :
1. La guerre des talents ne se joue plus seulement entre nations, mais au cœur même des entreprises.
2. Un pays qui surtaxe ses élites tout en négligeant leur requalification se condamne deux fois : à voir ses meilleurs partir et les autres devenir obsolètes.
Success stories… ailleurs
De nombreux parcours incarnent ce paradoxe français : des talents formés chez nous mais qui fructifient ailleurs.
– Hubert Joly (HEC, Sciences Po), ancien PDG de Best Buy, a bâti aux États-Unis l’une des plus impressionnantes réussites du retail mondial. En quelques années, il a redressé un groupe en déclin pour en faire un leader technologique et commercial, multipliant sa valorisation par deux. Une telle trajectoire, rendue possible par la mobilité du marché américain et la confiance accordée aux dirigeants, aurait été quasi impensable en France, où les profils issus des grands corps de l’État continuent d’accaparer les postes de direction. La France a perdu non seulement un manager de génie, mais aussi un symbole pour ses élites entrepreneuriales.
– Denis Payre (EM Lyon), cofondateur de Business Objects, a créé l’un des plus grands succès européens du logiciel… mais depuis les États-Unis, avant que l’entreprise ne soit rachetée par SAP pour 7 milliards de dollars. Autant de richesse et d’emplois qui auraient pu irriguer notre économie.
– Pierre Leurent (CentraleSupélec), fondateur de Voluntis, pionnier des thérapies digitales, a choisi d’innover avec des financements et partenariats internationaux. Faute d’un environnement français favorable, c’est à l’étranger que ses solutions ont trouvé l’élan nécessaire.
– Jérôme Stérin (Supélec), créateur de Smartbox, a bâti une marque mondialement connue mais a fait décoller son concept de coffrets-cadeaux depuis l’étranger, faute de conditions favorables à un développement en France. La fiscalité et les rigidités réglementaires françaises ont eu raison de son ancrage national
– D’autres encore, comme Jean-Baptiste Rudelle (Supélec, fondateur de Criteo) ou Pierre Chappaz (HEC Lausanne, fondateur de Teads), rappellent que pour lever des fonds et conquérir les marchés mondiaux, ils ont dû s’implanter à New York, Londres ou Zurich.
Résultat : la propriété intellectuelle, les sièges sociaux et souvent les emplois qualifiés s’installent ailleurs, quand bien même les ingénieurs de départ avaient été formés dans nos écoles. À chaque fois, les mêmes pertes : sièges sociaux, propriété intellectuelle, emplois qualifiés.
L’État français persiste à considérer la réussite comme un problème à corriger plutôt qu’un bien commun à valoriser.
Vers la France-Ehpad ?
D’ici 2040, un quart des Français aura plus de 65 ans. Pendant ce temps, les diplômés les plus brillants fuient. Ceux qui restent subissent stagnation et « smicardisation » rampante.
Un pays qui garde ses vieux, perd ses jeunes et n’attire plus les élites internationales court le risque de devenir un Ehpad géant : gestionnaire coûteux de retraités, mais incapable de projeter l’avenir.
Le choix décisif de 2026
Le budget 2026 doit rompre avec cette logique punitive. Cela exige de plafonner les cotisations sociales au-delà d’un certain seuil, d’alléger la charge sur les hauts salaires et de récompenser la performance au lieu de la sanctionner.
Qualifier ces mesures de « cadeaux aux riches » relève d’un contresens : il s’agit avant tout de retenir ingénieurs, chercheurs, entrepreneurs dont l’activité irrigue tout le tissu économique. Leur départ coûte infiniment plus cher que leur maintien.
Pour un patriotisme économique des talents
Au XXIe siècle, le patriotisme économique ne se limite pas à défendre nos usines ou nos frontières. C’est avant tout garder nos cerveaux et nos entrepreneurs. Sans réforme fiscale profonde, Londres, New York, Dubaï et Singapour continueront d’accueillir à bras ouverts ceux que nous formons.
La guerre des talents fait rage. Si nous la perdons, la France deviendra un musée pour touristes et un Ehpad pour retraités. Mais nous pouvons choisir un autre destin. Encore faut-il affirmer, par des actes de gouvernement, que la réussite n’est pas une anomalie : elle est une chance.
(*) Dans des pays comme l’Allemagne ou les Pays-Bas, les coûts salariaux pour les employeurs sont considérablement inférieurs au-delà d’un certain seuil, en raison du plafonnement des cotisations. Cela permet d’attirer et retenir les hauts talents, car le différentiel de coût rend ces pays plus attractifs pour les employeurs internationaux et les salariés qualifiés. À l’inverse, en France, le coût supplémentaire et le faible retour sur cotisation poussent les talents à s’expatrier, affaiblissant ainsi la compétitivité du pays sur les marchés mondiaux.En somme, la surcotisation des hauts salaires en France réduit leur capacité financière et rend le pays moins attractif pour les talents et les employeurs de haut niveau.