
Par Francis Jubert
Au printemps 2025, la France traverse une zone de turbulences inédite. La défiance civique, l’éparpillement partisan, la lassitude sociale, laissent planer un sentiment d’épuisement démocratique. Face à cette crise, le président de la République confie à Sébastien Lecornu — reconnu pour son professionnalisme et son sang-froid, ancien ministre des Armées et Premier ministre démissionnaire — ce que beaucoup désignent comme la « mission de la dernière chance » : tenter de reformer un gouvernement susceptible de restaurer l’autorité publique et de préserver la continuité de l’État. Mais, au-delà de cette opération politique, une interrogation s’impose : assistons-nous à l’agonie de la Ve République, ou bien à la conclusion d’une manière singulière de la faire vivre, devenue étrangère à son esprit fondateur ?
I. Le temps des fractures
Un climat de suspension anxieuse s’est installé: la France se déchire, elle oscille entre menace de dissolution et une fragile impatience populaire de renouveau. Tensions sociales, conflits partisans, crises d’autorité : la scène publique semble dominée par l’angoisse du vide. Cette atmosphère de fin de règne trouve ces jours-ci un écho particulier: il y a à peine quarante-huit heures, le 7 mai, s’est tenue sur le plateau de C ce soir une table ronde intitulée « Crise politique : Macron au pied du mur » . Plusieurs voix s’y rencontrent ; parmi elles, celle d’Anne‑Charlène Bezzina, constitutionnaliste, se distingue par la clarté de son propos. Aux partisans d’une VIᵉ République, elle oppose un diagnostic plus profond : ce n’est pas la Constitution de 1958 qui est en crise, mais la manière dont les responsables politiques en font usage. Ainsi, sous des dehors techniques, transparaît une fracture morale.
II. Une Constitution vidée de son esprit
Dans son essai Vᵉ République. Anatomie d’un régime en crise (Les Arènes, 2025), Anne‑Charlène Bezzina rappelle que la Constitution conçue par de Gaulle et Michel Debré était structurée pour offrir à la nation un « organe vivant », non pas un simple rempart formel. L’esprit de 1958, c’était la volonté d’assurer la continuitéde l’État face aux tempêtes, tout en ancrant l’exercice du pouvoir dans la responsabilité. Mais ce souffle originel s’est dissipé.
La délibération parlementaire, qui devrait être l’expression sereine et responsable du débat démocratique, se réduit trop souvent à un théâtre indécent où s’affrontent avant tout des égos, au détriment de l’intérêt général. Les échanges y perdent en profondeur pour céder la place à des gesticulations outrancières, des postures opportunistes et des querelles partisanes stériles. Ce spectacle de rivalités personnelles et de calculs politiciens affaiblit la crédibilité de l’institution et nourrit le désenchantement des citoyens, qui ont le droit d’attendre de leurs représentants une véritable quête collective de solutions plutôt qu’un simple jeu d’apparences.
Quant à l’autorité présidentielle, elle semble aujourd’hui s’effacer derrière la communication et la stratégie. Loin d’une parole rare et solennelle, elle se trouve souvent banalisée et fragilisée. Pourtant, en ce moment critique, une partie importante des Français aspire à ce que le président de la République en personne s’adresse à eux avec clarté et responsabilité. Mais face à cette attente, Emmanuel Macron s’avance encore masqué, hésitant entre prudence et calcul, sans parvenir pleinement à incarner la hauteur d’État que requiert la situation.
Là où de Gaulle voyait dans la présidence l’incarnation de la permanence étatique, le présidentialisme dans sa forme contemporaine s’obstine à singer la démocratie d’opinion, s’épuisant dans la gestion des courbes sondagières. Anne-Charlène Bezzina porte ce diagnostic clair : la Ve République ne s’affaiblit pas parce qu’elle serait devenue désuète mais parce que ses serviteurs ont perdu la foi dans ses principes fondateurs.
III. Le divorce entre pratiques et esprit des institutions
Ce fossé entre la lettre des institutions et leur esprit nourrit le ressentiment populaire. Nos concitoyens n’en peuvent plus des promesses non tenues, des comportements sans probité, des privilèges indécents d’une élite retranchée sur son Aventin. La succession de scandales, les protections indues, des retraites à vie parfois pour des mandats nimbés de suffisance, l’impunité de criminels alors que des policiers sont condamnés : autant de faits qui alimentent l’impression d’un système inéquitable, profondément injuste.
C’est là qu’il faut situer la racine du mal. Le mandat électif, conçu comme un dépôt temporaire au service du bien commun, a été transformé en statut dont les titulaires s’arrogent les avantages. Le sens gaullien de l’État — cette intériorisation du devoir et du désintéressement — cède le pas aux logiques d’appareil. La politique qui devrait être un sacrifice cesse d’être un service et se mue en un exercice d’ambition individuelle. La France, lassée de ce spectacle, n’aspire pas d’abord à une révolution institutionnelle ; elle attend la restauration morale de ses gouvernants.
IV. L’indispensable refondation éthique de la vie politique
On doit à Jean‑Frédéric Poisson auteur d’un ouvrage magistral sur les institutions, La Voix du peuple. Pour une refondation des institutions (Tallandier, 2023), un éclairage précieux. Jean-Frédéric Poisson, fort de son expérience de maire et de parlementaire (député, vice-président de la Commission des Lois) et de sa présidence de VIA – le Parti Chrétien Démocrate, sait que la question centrale n’est pas la simple modification de l’architecture institutionnelle, mais bien la refondation éthique de la vie politique.
Il l’affirme sans détour : « Les principes de la Constitution de 1958 continuent d’être adaptés à la vie de notre pays. Sa permanence, sa capacité à résister aux crises, tout particulièrement en préservant la position du chef de l’Etat dans les temps agités, motivent notre attachement à ce texte fondateur. » « Ce ne sont pas les institutions qu’il faut changer, ajoute-t-il, mais les comportements qu’il faut relever ». À la tentation fréquente de rendre la Constitution responsable de toutes les dérives, Jean‑Frédéric Poisson oppose la nécessité d’une conversion morale des acteurs qui ne doivent pas être en dessous de leurs responsabilités et se croire autorisés à transgresser les règles de la morale élémentaires. Il fait ainsi écho à l’analyse d’Anne‑Charlène Bezzina, bien que sous un angle différent : la technicité juridique d’une part, la sagesse pratique de l’autre. Ce qui est ici en jeu n’a rien de passéiste; il s’agit d’assumer, en conscience, l’exigence d’un redressement intérieur.
L’enjeu, selon lui, est de replacer la conscience et la responsabilité au centre du pouvoir. Il rappelle qu’aucun dispositif institutionnel, fut-il d’apparence parfaite, ne saurait suppléer la faillite des élites. Un régime peut tenir par des lois imparfaites, mais il meurt de médiocrité humaine. La condition d’un État durable et légitime, c’est la vertu de ceux qui le servent. Ainsi, la Ve République n’a pas besoin d’un nouveau mode d’emploi, mais bien d’hommes et de femmes droits et lucides, capables de la ressusciter par leur exigence morale.
V. Retrouver l’esprit du gaullisme : un pacte, et non un dispositif
On mesure alors la distance qui nous sépare de l’intuition fondatrice de 1958. Loin de chercher à reconstruire la monarchie ou à prolonger l’épuisée IVᵉ République, de Gaulle entendait offrir à la France un pacte, non un simple système. L’exécutif fort, le Parlement responsable, la justice indépendante : tout concourait à restaurer la continuité nationale, dans une France fracturée et inquiète. Ce pacte reposait sur la certitude qu’au‑delà des jeux partisans et des luttes politiques, une France commune subsiste et mérite d’être servie.
Pompidou, héritier fidèle de cette vision, en percevait l’équilibre subtil entre autorité et modernité, autorité et imagination créatrice. Aujourd’hui, ce pacte est déchiré. L’exécutif alterne entre excès d’autorité et immobilisme, le Parlement sombre dans la complaisance partisane, et la justice, confrontée aux ingérences politiques, s’efface de son rôle de contrepoids. Les institutions, au lieu d’éclairer le chemin deviennent refuges pour les désorientés ou armes pour les cyniques.
Redécouvrir l’esprit du gaullisme, ce n’est donc pas récrire le texte constitutionnel : c’est réapprendre àgouverner, à décider, à servir.
VI. Le besoin impérieux d’hommes d’État
Plus que jamais, la nation attend des hommes d’État : des femmes et des hommes qui assument la solitude du commandement, la complexité des arbitrages, la noblesse du service public. De Gaulle, Pompidou, Mitterrand : trois époques, trois styles, mais une même certitude : la politique ne consiste pas à plaire, mais àguider.
Pompidou louait la « France des ingénieurs et des poètes » : la France réaliste qui invente, la France qui rêve et qui construit. Mitterrand, malgré ses ambiguïtés, respectait la solennité du verbe et l’exigence du temps long. Aucun ne réduisait la fonction suprême à une simple promotion personnelle.
Sébastien Lecornu, à qui il revient aujourd’hui de restaurer l’autorité gouvernementale, semble incarner — à son niveau — cette exigence de rigueur, d’esprit public et de fidélité à l’État. Ceux qui l’ont côtoyé, notamment au ministère des Armées, lui reconnaissent précisément ce que beaucoup ont perdu : une conscience aiguëdu devoir. Si la mission confiée par Emmanuel Macron venait à réussir, ce serait moins par la vertu d’une nouvelle ingénierie institutionnelle que par la capacité retrouvée de penser l’État comme un bien douloureusement précieux, requérant abnégation, constance et fidélité.
C’est dans cette disponibilité au service, dans ce refus du carriérisme, que réside la véritable espérance d’un ressaisissement collectif.
VII. Pour un sursaut national et moral
La France, en vérité, n’a pas besoin d’une VIᵉ République. Elle a besoin d’une renaissance de la conscience publique. Les institutions de 1958 recèlent toujours, si on veut les mobiliser, la puissance d’assurer l’équilibre, la stabilité et la continuité nationale. Mais elles ne peuvent rien, sinon s’effondrer à leur tour, si ceux qui les font vivre méconnaissent la gravité de leur fonction.
La probité, loin d’être une vertu marginale, conditionne la légitimité du pouvoir. Tant que les responsables politiques se croiront au‑dessus de la loi commune, tant que seront tolérées l’injustice flagrante, la délinquance impunie, l’immigration incontrôlée, la légitime défense soupçonnée d’emblée, il n’y aura ni autorité, ni paix civile.
La République ne se sauvera pas par décret, mais par redressement moral. Ce n’est pas de morale privée qu’il s’agit, mais de vertu publique : celle qui transforme un élu en serviteur, un ministre en gardien, un chef en symbole collectif.
Conclusion
Sommes-nous au bout d’un modèle ? A cette question la réponse n’est pas aussi tranchée. Pourtant, le moment est bien celui d’une croisée des chemins. La Ve République, loin de pouvoir être considérée comme morte, demeure en attente d’un renouveau, elle attend simplement d’être réinvestie de l’intérieur par des hommes et des femmes capables d’aimer leur Pays pour lui-même et de servir ses institutions avec abnégation.
Anne‑Charlène Bezzina nous rappelle la nécessité de relire la Constitution ; Jean‑Frédéric Poisson nous invite, plus fondamentalement, à relire nos consciences et à redécouvrir l’exigence du service et du bien commun. C’est dans l’articulation entre lucidité juridique et exigence morale que réside peut-être la voie du salut.
Finalement, ce n’est pas d’un nouveau régime dont la France a besoin, mais d’un retour à la grandeur. Retrouver l’esprit de 1958 ce n’est pas s’enfermer dans la nostalgie : c’est puiser dans l’histoire nationale la force d’un nécessaire ressaisissement moral. La Ve République demeure le cadre le plus robuste conçu pour préserver la concorde et l’unité nationale. Encore faut-il qu’elle retrouve, par ses responsables, le souffle de la responsabilité et de la hauteur d’esprit. Ce n’est qu’à cette condition que la « mission de la dernière chance » confiée à Sébastien Lecornu pourra réellement prendre sens : non pour sauver une équipe au pouvoir, mais pour rappeler à la plus haute autorité de l’État l’exigence permanente du bien commun, exigence qui, si les circonstances l’imposent, peut aller jusqu’à l’effacement volontaire du chef de l’Etat.