
Par Jean-Frédéric Poisson
J’ai beau lire la loi dans tous les sens, je ne trouve pas. Pourtant, tout le monde dit que « ça » y est. Que « c »´est l’esprit même du texte, au point qu’il a été écrit pour « ça ». Donc je lis, je cherche, et… rien : la loi de 1905 sur la laïcité ne dit rien sur le maintien de l’expression religieuse dans la sphère privée. Il ne s’y trouve aucune obligation pour un croyant de s’auto-confiner quand il est en train de croire.
Jamais la loi de 1905 ne s’attaque à l’expression de la croyance. Elle insiste bien : la liberté religieuse est garantie « sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public » (art.1). Quelques articles concernent ainsi la police des cultes (l’ensemble du titre V), c’est-à-dire les quelques manières dont un ministre du culte ou une association pourraient contrevenir à la loi. Mais la plus grosse part du texte porte sur les manières dont l’Etat s’accapare les biens matériels de l’Église et la façon dont les croyants doivent s’organiser en associations pour pratiquer leur religion et permettre à l’État un contrôle très renforcé des associations cultuelles – beaucoup plus strict que le régime associatif général adopté quatre ans auparavant dans la loi tout aussi célèbre de 1901. Pas un article ne parle l’expression individuelle de la foi. De la même manière, la jurisprudence du Conseil constitutionnel rappelle la signification du principe de laïcité :
- La république ne reconnaît aucun culte ;
- Personne ne peut se prévaloir de sa foi pour s’exonérer du respect de la loi ;
- L’expression de la foi relève de la liberté de conscience et peut s’exercer dès lors que l’ordre public n’est pas menacé.
On cherchera en vain une définition de « l’ordre public » dans les textes de loi. On peut cependant la constituer à partir d’éléments de la jurisprudence (celle du Conseil constitutionnel ou du Conseil d’État). L’ordre public comprend la sécurité publique, la protection de l’ordre, de la santé et de la morale publiques, ainsi que la protection des droits et libertés d’autrui. Et lorsque la CEDH déclare que le gouvernement turc peut interdire le port du voile sans contrevenir aux textes européens (décision Sahin c/Turquie, 29/06/2004), elle rappelle dans ses considérants que « les législations nationales doivent être prises en compte ».
Retour sur le discours des Bernardins
Le moins que l’on puisse dire est que le débat autour des questions religieuses dans notre vie publique ne répond pas à l’esprit de la loi de 1905. Nous en voulons pour premier exemple le discours prononcé par Emmanuel Macron, au collège des Bernardins, devant les responsables et de nombreux membres de la conférence épiscopale française, et de nombreux dignitaires de l’Église catholique. Passons sur l’aspect aussi lénifiant que convenu de l’exercice, consistant à dire à ses interlocuteurs qu’ils sont formidables et indispensables, que le monde ne tournerait pas sans eux. Et de continuer sur l’air de (c’est nous qui « traduisons ») « continuez comme vous le faites si bien à vous occuper de l’action sociale, de l’enseignement, et de tout un tas d’autres choses que vous faites très bien ». Et merci d’avance : « nos contemporains ont besoin, qu’ils croient ou pas, d’entendre parler d’autres perspectives sur l’homme que la perspective matérielle »[1]. Ah mais attention : « il ne s’agit pas de conversion, mais d’une voix qui, avec d’autres, ose parler de l’homme comme vivant doté d’esprit »[2]. Un humanisme comme un autre, au fond, sans dimension ni portée supplémentaire. Mais l’essentiel du propos n’est pas là. De manière claire, pour ne pas dire explicite, le Président de la république adresse un message très « moderne » à l’Église de France : « cette voix de l’Eglise, nous savons au fond vous et moi qu’elle ne peut être injonctive. Parce qu’elle est faite de l’humilité de ceux qui pétrissent le temporel. Elle ne peut dès lors être que questionnante »[3]. Interroger sans affirmer, questionner sans répondre, parler de la Terre et jamais du Ciel : faire du christianisme sans le Christ, en somme. Parce que tel est le cadre républicain, que le président Macron affirme, pour finir, vouloir faire respecter sans faiblesse.
Voile musulman et espace public
Un second exemple porte sur un débat interminable sur l’interdiction du voile musulman dans l’espace public. Notre pays ne parvient pas à trancher cette question pour plusieurs raisons. La première est purement pratique : elle tient à la difficulté de faire appliquer cette éventuelle législation, dans la mesure où la loi de 2010, qui interdit le port de la burqa n’est déjà pas appliquée : faute d’effectifs suffisants autant que de courage, sans doute. Comment alors faire appliquer une loi qui concernerait immédiatement un nombre beaucoup plus important de personnes ? La seconde raison porte sur le fait qu’on est incapable de dire quel vêtement est le voile. Est-il un vêtement religieux ? Si oui, alors pourquoi se limiter au voile musulman et ne pas décoiffer les religieuses catholiques ? Et comment alors traiter les autres coiffes portées dans d’autres religions ?
Et si le voile n’est pas un vêtement religieux, pourquoi l’interdire ? Pour des raisons culturelles ? Mais de quel droit si notre règle est la liberté de conscience ? Parce que le voile symbolise une soumission insupportable ? Mais faudrait-il encore démontrer au cas par cas que la soumission est effective. Et même si cela était, en quoi cela constitue-t-il une atteinte à l’ordre public ?
Ces deux épisodes sont significatifs d’une interprétation laïcarde de la loi de 1905. Celle-ci n’interdit pas de bousculer les consciences, ni d’affirmer publiquement sa foi en choisissant librement les moyens de le faire, y compris de manière vestimentaire ! Rappelons cette très étonnante formulation issue de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, la bible moderne : « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses » (art.10). La loi de 1905 garantit la neutralité de l’Etat en matière religieuse, parce que la société elle-même ne peut pas être neutre. Et la frénésie du législateur militant de 1905 n’est pas allée jusqu’à ignorer le besoin pour les hommes d’exprimer leur soif spirituelle naturelle : sous ce rapport, la loi de 1905 est comme ce que dit de l‘hypocrisie La Rochefoucauld : « l’hommage que le vice rend à la vertu ». La république moderne est en train de vivre la grande tentation des régimes autoritaires : elle combat toutes les soumissions, mais organise la soumission de tous à ses propres canons. Elle a peur. Elle se rend compte peu à peu que ses principes et ses valeurs vides ne nourrissent ni ne supportent plus rien : et elle craint comme la peste le renouveau spirituel. Elle a choisi le relativisme comme doctrine de référence, et s’évertue à évacuer le phénomène religieux de l’espace public.
Elle invite les peuples à considérer que les deux fauteurs des troubles de nos sociétés sont la religion et le patriotisme. Elles sont pourtant des réalités humaines irremplaçables ; les deux seules manières dont dispose un individu pour être relié aux deux universalités qui comptent : celle, essentielle, de sa propre nature et celle, existentielle, de la communauté humaine. On n’est rien sans la première et on ne peut rien sans la seconde. Ces deux dimensions ancrent notre existence comme rien d’autre. Et pour remodeler l’humanité à sa propre idée faiblarde et à sa petite mesure, la démocratie moderne a décidé d’avoir la peau de tout ce qui l’empêcherait d’exercer une emprise totale sur l’être humain. Il lui fallait donc s’attaquer à la religion, comme elle s’attaque à l’histoire, aux corps intermédiaires, à l’éducation, ou aux libertés. Après en avoir garanti l’expression il y a cent vingt ans, la république s’évertue maintenant à l’interdire. Doucement. L’air de rien. Aux croyants de résister par leur fidélité et leur courage, et rappeler par ailleurs les « républicains » à leur propre exigence : la force du droit.
[1] E. Macron, Discours au Collège des Bernardins, 9 avril 2018.
[2] Ibid.
[3] Ibid.
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