Par Francis Jubert
Xavier Emmanuelli vient de nous quitter, et avec lui disparaît l’une des consciences les plus singulières et les plus courageuses de notre époque. Médecin des détresses humaines, cofondateur de Médecins sans frontières, créateur du Samu social, il aura passé sa vie au milieu des plus fragiles, dans les marges, les interstices, les lieux où la société ne regarde plus. Et pourtant, ce n’est pas seulement son œuvre que je veux évoquer aujourd’hui, mais une idée plus intime, presque testamentaire : « savoir partir », qui clôturait son livre S’en fout la mort (Les Échappés 2012).
Pour Emmanuelli, « partir » n’était ni une fuite ni une abdication. C’était une lucidité. La lucidité de celui qui a parcouru les zones de guerre, les couloirs des bidonvilles, les nuits glacées des sans-abri. La lucidité de celui qui sait que la vie porte son propre terme, et que l’engagement, pour être juste, doit accepter la limite. Il racontait cette scène d’Afrique de l’Ouest où un taxi-brousse arborait l’inscription « S’en fout la mort ». Non pas par bravade, mais comme une profession de foi : avancer malgré tout, continuer la route, accepter la fragilité de l’existence pour mieux servir.
Ce qu’Emmanuelli redoutait, ce n’était pas la mort mais l’indifférence, la société qui s’endurcit, les regards qui se détournent. « Savoir partir », c’était pour lui une manière de dire que l’on ne s’appartient jamais totalement, que ce qui compte n’est pas de durer, mais de faire. Et, une fois la mission accomplie, de laisser la place, sans amertume ni attachement excessif.
Aujourd’hui, alors qu’il s’en va, cette leçon résonne avec une intensité particulière. Dans un monde saturé de bruit, d’ego hypertrophiés, Xavier Emmanuelli nous rappelle qu’une vie peut être pleine parce qu’elle est donnée, et qu’un départ peut être digne parce qu’il n’est ni théâtral ni tragique : simplement juste.
« Savoir partir », c’est reconnaître que la transmission vaut mieux que la possession. C’est comprendre que les institutions qu’il a fondées et tant d’autres initiatives dont il fut l’âme ou qu’il soutenait comme Voisins & Soins L’Humain au Coeur du Soin — ne lui appartenaient pas. Elles appartiennent à ceux qui continuent. À ceux qui, chaque nuit, tendent une main, ouvrent une porte, écoutent une détresse. À ceux qui prennent le relais.
Il nous laisse une trace, mais pas une trace à contempler. Une trace à suivre. Une invitation à sortir de nos conforts, à accepter le risque, et à agir là où personne ne veut aller. En cela, Xavier Emmanuelli restera l’une de ces figures discrètes qui, sans faire de bruit, déplacent véritablement le monde.
Alors aujourd’hui, en pensée, je veux simplement lui dire : merci pour ce que vous avez fait. Merci pour ceux que vous avez relevés, soignés, écoutés. Et merci pour cette ultime leçon — sobre, forte, lumineuse — que vous nous laissez : vivre en servant, partir en paix, et transmettre sans s’attarder.
