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Deux référendums européens, deux forfaitures

Retour sur les referendums de 2005 (sur la «Constitution européenne») et celui de 1992 (sur le traité de Maestricht)

On se souvient de la supercherie qui, en 2007, permit d’escamoter le résultat du référendum du 29 mai 2005, par lequel les Français avaient repoussé un traité instituant une «Constitution européenne». Il y eut ce jour-là 15 499 508 NON et 12 808 270 OUI, sur 28 988 300 votants; 54,6% des exprimés et 52,4% des votants (la différence provenant des bulletins blancs et nuls) avaient dit NON. En 2005, le résultat avait été net; deux ans plus tard, en 2007, la supercherie fut tout aussi nette. Il suffit à Nicolas Sarkozy et aux dirigeants européens de mettre au point un nouveau traité (cyniquement baptisé «mini-traité», bien qu’il fût plus long que le traité initial) qui reprenait les principales dispositions du texte rejeté, puis de le faire signer par les gouvernements réunis à Lisbonne le 13 décembre 2007, enfin de le faire voter par les parlementaires rassemblés quelques jours plus tard «en Congrès» à Versailles, et le tour fut joué. Ce tour de passe-passe constitua, en langage juridique, une «forfaiture», soit le plus haut degré d’atteinte au droit; en langage politique, une révocation de la démocratie; en langage polémique, une gifle des oligarchies européennes au peuple français; en langage courant, un scandale. 

En 2007, la forfaiture du traité de Lisbonne fut avalée par le peuple français, du moins en surface ; mais c’est à partir de ce moment-là, sans doute, que la fracture qui s’insinuait depuis des années entre gouvernés et gouvernants devint irrémédiable. Elle atteint aujourd’hui un point de non-retour à la faveur d’une élection européenne : les quatre partis qui composent la coalition au pouvoir depuis deux ans (Renaissance, Modem, Horizons et UDI) ne dépasseront sans doute pas le cinquième des votants, ce qui signifie, même si la participation approche la moitié des électeurs, que la dite coalition composant la « majorité » ne réunit même plus 10% des Français. La fracture est désormais ouverte, béante, alarmante.

D’où vient-elle ? On peut penser que, justement, elle prend son origine dans l’affaire européenne et qu’elle remonte plus loin encore que la forfaiture de Lisbonne. Déjà, le président Chirac, dont le génie fut de n’avoir été aimé des Français qu’après avoir quitté le pouvoir n’avait qu’une assez faible légitimité, entendue comme une adhésion populaire indiscutable ou un lien suffisant entre chef de l’Etat et citoyens pour gouverner, n’a jamais brillé par son charisme : alors que, candidat à quatre reprises, en 1981, 1986, 1995 et 2002, il ne dépassa jamais 20% de votants du premier (entre 13 et 15% des électeurs inscrits), son élection à la Présidence de la République, en 1995, se fit déjà sur le thème de la fracture – on parlait alors de fracture sociale… 

La France et sa longue déchirure européenne

Demandons-nous ce qui « fracture » ce pauvre pays, si couturé, si séparé de lui-même. Il y a certes la « fracture » qui divise constamment le pays entre droite et gauche – Valéry Giscard d’Estaing fut élu de justesse en 1974, avant que François Mitterrand ne le soit à son tour en 1981 et en 1988 ; il y a la fracture de la ruralité, celle, bien sûr,  de l’immigration massive. Notre hypothèse est que, par-dessus ou par-dessous ces  déchirures, il y a la déchirure sur l’essentiel, la souveraineté – une « déchirure européenne » qui trouva son origine il y a plus de trente ans, en septembre 1992, lors d’un autre referendum européen, dit de Maastricht. 

Le souvenir en est encore dans bien des esprits. S’est-on, à l’époque, avisé de la gravité de l’enjeu ? Il ne s’agissait rien moins, pour les grands Etats, que d’abandonner deux des principaux instruments de cette souveraineté qui est leur raison d’être : non seulement la monnaie, mais aussi la politique étrangère dans le Titre V, trop vite oublié, qui était sans doute le plus grave en ce qu’il conditionnait notamment la paix et la guerre et auquel l’auteur de ces lignes consacra, en 1997, un ouvrage, l’Europe vers la guerre. Or, la vérité consiste à dire que ce referendum dont tant a dépendu (dont on retint surtout la mise en route d’une monnaie unique, l’euro) constitua lui aussi, lui déjà, une forfaiture – plus discrète que celle de 2007, mais pas moins profonde. Revenons donc sur les conditions d’adoption du fameux
« traité de Maastricht ».       

Tout au long de l’année 1992, le débat fut âpre, quelquefois violent. Il avait été lancé, dès avant sa signature par les gouvernements réunis à Maastricht le 10 décembre 1991, par plusieurs personnalités importantes de la mouvance gaulliste, à l’époque encore puissante : d’abord par l’ancien ministre RPR Philippe Séguin dans un article du Figaro de novembre puis, dans le Monde, par un long article collectif signé par Yves Guéna (ancien Secrétaire Général de l’UDR), ainsi que Paul-Marie de la Gorce, Philippe de Saint-Robert, et quelques autres conscrits, dont l’auteur de ces lignes. Le sénateur Guéna, président du Cercle Périclès, organisa en décembre un colloque où défila tout l’armorial gaulliste, dont trois anciens Premiers ministres, Michel Debré, Maurice Couve de Murville et Pierre Mesmer, ainsi que des personnalités comme Philippe de Gaulle, Maurice Schumann, Charles Pasqua et tant d’autres. Quelques mois plus tard, en juin 1992, Philippe Séguin prononçait à l’Assemblée nationale un mémorable discours, lançant ce qui ne s’appellera que plus tard le souverainisme, discours si convaincant que, à la stupéfaction générale, la majorité des parlementaires gaullistes se retrouvèrent, lors du vote, sur la ligne du refus (sur 217 parlementaires RPR, 130 refusèrent la ratification), tandis que la fronde était multiforme sur les bancs de la gauche et que les centristes, entraînés par des personnalités centristes telles que Christine Boutin ou Philippe de Villiers, rejoignirent l’opposition à Maastricht. De semaine en semaine, le débat monta en gravité, acculant le Président de la République, en ces temps où la Constitution gardait une ombre d’autorité, à convoquer un referendum sur le « maudit traité ». 

Le traité de Maastricht ne fut pas formellement adopté

On vit alors deux phénomènes également étonnants : pendant plus de trois mois, une ahurissante campagne médiatique se déchaîna contre les conscrits du NON, campagne décrite par la totalité de la presse et des grands médias (il n’y eut aucune exception) comme la lutte finale des éclairés et diplômés contre le dernier réduit des retardataires, honteux porte-parole des sans-diplôme et des imbéciles (une vedette de l’époque, Jacques Delors, enjoignant même aux « nonistes » de « prendre leur retraite ou de quitter la politique » – sic !). On a trouvé une succession étonnante de perles de ce genre dans un ouvrage de Jean-Pierre Chevènement, le Bêtisier de Maastricht, qui recense les arguments, frisant l’insulte, des partisans du OUI, et qui font aujourd’hui froid dans le dos – le tournant de Maastricht étant supposé assurer à l’Europe le rôle de « moteur de la puissance mondiale en moins de vingt ans » (Elisabeth Guigou).  Il y eut pire encore : le chef de l’opposition, alors Jacques Chirac, trahit la majorité de son parti en le comptant au nombre des partisans du traité, de sorte que plus de 80% du temps de parole de la compagne officielle fut accordé aux tenants du OUI, un Oui dont, quinze jours avant le scrutin, la victoire était tenue pour assurée autour de 70% par tous les instituts de sondages.

Il n’en fut rien, et l’on vit alors ceci : le 20 septembre 1992, 26 696 626 électeurs participèrent au vote, sur les 38 305 534 Français inscrits. Pour que le traité fût approuvé par la majorité des votants, il eût fallu que le OUI recueillît la moitié de ces votants, soit 13 348 313 bulletins. Or, il n’y en eut que 13 142 321 : plus de 200.000 manquaient. Certes, le nombre de NON fut légèrement inférieur (12 623 582), le reste des votants étant constitué de « blancs et nuls », lesquels avoisinèrent 3%. Au soir de Maastricht, le résultat pouvait être présenté ainsi : un peu plus de 49% de votants dirent OUI, près de 48% dirent Non et 3% ni oui ni non. Le traité n’était pas adopté, du moins ne l’était-il pas formellement. 

Les équivoques de chefs souverainistes 

Les Oui n’ayant atteint ni la majorité des inscrits (il s’en fallut de beaucoup : ils ne représentèrent qu’à peine le tiers du corps électoral), ni même, et surtout, la majorité des votants, tout démocrate aurait dû, attendu la gravité de l’enjeu, exiger un second vote dans les mois suivants – après tout, le débat sur le traité créant la CED avait bien duré plus de trois ans avant que, ses opposants n’ayant cessé de croître sur divers bancs, l’Assemblée nationale ne la repoussât. Mais on s’en garda bien : vraisemblablement, ce nouveau débat aurait accru la mobilisation populaire en faveur du NON que, dans un premier temps, l’intoxication médiatique avait désarmée. Nul ne dénonça le coup de force, les maastrichiens s’empressant de célébrer leur victoire sur tous les tons et toutes les ondes. Qu’une majorité des votants n’avait pas approuvé le traité, nul n’osa s’en aviser, encore moins le dire, d’autant que les opposants eux-mêmes s’avouèrent aussitôt vaincus, certains avec un ostensible soulagement : Marie-France Garaud raconta comment, arrivant  le soir du 20 septembre au siège de Demain la France, association réunissant les chefs « gaullistes » du NON, elle vit, sidérée, Charles Pasqua et Philippe Séguin sablant le champagne avec des cris de joie (« Ouf, on a perdu ! »), célébrant, derrière la défaite, des perspectives de victoire relativement à leur carrière – quelques mois plus tard, après les législatives de mars 1993, l’un devenait ministre de l’Intérieur, l’autre président de l’Assemblee Nationale. Peut-être
une victoire du NON aurait-elle pu rendre moins confortable leur avenir – comme les agioteurs en bourse, les politiciens ne craignent rien tant
que les incertitudes. 

Unanimement voués à la cause de ce qu’ils nommaient à l’unisson la « construction européenne », les médias écrasèrent ce qui fut le premier d’une longue suite de dénis de démocratie – quand bien même ladite construction se faisait en son nom, puisque la démocratie était réputée être le grand paradigme unificateur de l’« Europe ». Le lendemain du 20 septembre, «républicains» et «démocrates» célébraient coude à coude le bicentenaire de la proclamation de la République, et l’affaire fut entendue.Ici, notons un dernier point, relatif à l’étonnant manque de combattivité des chefs « souverainistes ». Ce que l’on avait vu en 1992 se renouvela en 2007 lors de la forfaiture du traité de Lisbonne. Le jour où les démocrates le firent adopter par leurs députés et sénateurs transportés en autobus à Versailles, un petit parti souverainiste, le Rassemblement pour l’Indépendance de la France (RIF) organisa une manifestation à Versailles : ne parurent aucun des chefs du non, aux seules exceptions de Pierre Lefranc, ancien chef de cabinet du Général de Gaulle et de Nicolas Dupont-Aignan. Comme d’habitude, seuls quelques gaullistes ont tenu le coup. Il est vrai que la supercherie fut, outre celui de la chancelière d’Allemagne, le fait d’un européanolâtre, Nicolas Sarkozy, élu président de la République avec le soutien au second tour de presque tous les porte-parole du NON, comme si leur refus s’était entre-temps évaporé. Notons encore une anecdote peu connue mais plus récente : aux élections européennes, une des plus solides voix souverainistes se refusa à présenter une liste, de crainte qu’elle ne dépassât 5% et qu’il fût de ce fait contraint de siéger à l’Assemblée de Strasbourg et Bruxelles, donc d’abandonner son siège parlementaire, sans doute tenu pour une plus sûre assurance vie. Nous en sommes là, et il n’est pas exagéré de dire que le peuple français ne fut pas simplement trahi, tout au long de sa longue mise à mort, par ses oligarchies autoproclamées « élites » : il le fut aussi par ceux-là mêmes qui avaient prétendu le défendre, circonscrivant soigneusement leur combat dans les limites de leur confort politique. Nietzsche eut un fameux coup d’œil en prédisant que le trait principal de l’homme moderne était la lâcheté…

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