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Les pieds dans l’eau, par Benoît Duteurtre

Par Jean-Gérard Lapacherie

Le narrateur est l’arrière-petit-fils de René Coty, dernier président de la IVe République, qui est devenu célèbre à compter du jour de 1958 où il a renoncé à ses fonctions pour que le général De Gaulle accède à la magistrature suprême, et le petit-fils du « docteur Charles », député gaulliste « social », et qui, dans la réalité, est Maurice Georges, médecin, député de Seine-Maritime de 1962 à 1967.

Benoît Duteurtre a à sa disposition les ingrédients qui ont servi à écrire, aux XIXe et XXe siècles, de grandes « sagas » familiales, comme celles des Thibault, des Pasquier, des Rougon-Macquart, à savoir une famille qui a fait la une des journaux people et a eu ses années « de gloire », 1953-1958, grâce à Germaine et René Coty, bons bourgeois débonnaires, amateurs de soupe et de pot au feu, et à leurs neufs petites-filles, sages et bien comme il faut, souvent photographiées à l’Elysée ; une lignée, qui va du fondateur à l’arrière-petit-fils écrivain et des destins divers et contraires ; une grande et belle maison de vacances, La Ramée, avec parc arboré et vue sur l’océan, où se réunit la famille en juillet en août et où la branche parisienne reçoit la branche havraise ; un lieu, Etretat, sur la côte normande, renommé pour son eau froide, ses plages de galets, ses falaises, ses deux portes, son aiguille, un « site remarquable », dont la photo illustre depuis plus d’un siècle dans tous les livres de géographie la beauté des paysages de France, villégiature qui a été fréquentée par des artistes et des écrivains, Maurice Leblanc, Maupassant, Proust, Boudin, Monet et les impressionnistes, venus de Sainte-Adresse, toute proche ; une classe sociale, la bourgeoisie catholique de province, qui peu à peu se délite et à la déchéance de laquelle le narrateur assiste.

Benoît Duteurtre aurait pu écrire un grand roman familial et bourgeois, attendu et convenu. Il a écrit un « roman » « politique », politique, non pas au sens où il célèbrerait l’engagement stupide, classe contre classe, dominés contre dominants, front contre front, et où il ferait le portrait de politiciens retors, mais un roman de civilisation, au sens où dans ce roman, sont représentés l’essence d’une civilisation et son lent dépérissement, la civilisation de la bourgeoisie catholique pratiquante, attachée à la vieille loi morale qui, alors, semblait de tout temps et de tout lieu, sociable, débordant de bonne volonté et nourrie des meilleurs intentions qui soient au monde, avec messes, manécanteries, associations familiales, actions de charité. Ce qui fait l’objet de ce roman, ce sont des modes de vie, des sensibilités, des façons d’être, faites de légèreté, de quant à soi, de courtoisie, d’agrément, de politesse, de générosité, de beau langage, de tenue ou de savoir se tenir. 

Cette civilisation méprisée est décrite par les modernes avec des quolibets ou beaucoup de condescendance. Les catholiques eux-mêmes, sans doute pour expier l’imaginaire faute d’être ce qu’ils sont, l’ont reniée dans les années 1960 et 1970, comme Benoît Duteurtre le raconte avec justesse et beaucoup de retenue dans le chapitre II, de la page 57 à la page 101, chapitre qui est justement intitulé « la fin du christianisme ». De cette bourgeoise à l’agonie, le narrateur se détache dans ses années lycée (les années 1970), abandonnant la manécanterie, l’aube de chœur, le chant grégorien, la messe pour les cheveux longs, le cannabis, la musique pop ou rock, les boîtes de nuit, les soirées branchées, etc. Il n’est pas le seul à fuir ; toute la jeunesse d’Etretat, du Havre, de France l’accompagne. D’ailleurs les sages petites-filles de René Coty, celles qui jouaient dans le parc de l’Elysée, basculent dans la petite bourgeoisie, vendent tout ce que le grand-père leur a laissé, et même la grande villa familiale, et leurs propres enfants se déclassent – allant jusqu’à vivre de RMI et autres indemnités chômage ou de petits boulots. Le narrateur témoigne de ce lent dépérissement. Dans les années 1980, la drogue touche même les autochtones, enfants de commerçants et de paysans ; les villas « Second Empire » ou « Belle Epoque », dont l’entretien est trop coûteux, sont vendues aux nouveaux riches de la finance, de la spéculation et du commerce international ; les familles cessent de louer des cabines sur la plage ; les périssoires sont mises au rencart. Un nouveau public arrive à Etretat, touristes anglais ou hollandais, « jeunes » des cités du Havre, maghrébins et noirs ; les vieux rites de sociabilité estivale disparaissent aussi. Le casino se transforme en paradis de machines à sous ; Etretat se met à ressembler à toutes les agglomérations urbaines de France. 

Benoît Duteurtre éprouve de la nostalgie pour ce qui tombe ou ce qui passe. Il recherche les vestiges de cette vieille civilisation qui dépérit et dont il écrit la défense et l’illustration. C’est cette civilisation qui a suscité les plus grands écrivains, les plus grands peintres, les plus grands musiciens des XIXe et XXe siècles : Baudelaire, Debussy, Proust, Maupassant, Monet, Maurice Leblanc, les plus inventifs aussi des artistes, qui restaient fidèles aux codes de la bourgeoisie tout en s’en démarquant, la bourgeoisie étant la seule classe qui produise son propre antidote pour ne pas sombrer dans la bêtise ou dans la barbarie. Zola ou Martin du Gard ont eu recours à la fiction pour raconter l’effondrement d’un monde ou d’une famille. Benoît Duteurtre parvient au même résultat sans prendre le détour de la fiction, sans intrigue, ni fable. C’est en ce sens que ce récit, qui tient de « l’autofiction » ou « fiction de soi », mérite sans aucun doute de porter la mention « roman » qui figure sur la page de couverture. Il est effectivement le roman d’une civilisation à l’agonie, qui est aussi, hélas, celle de la France. 

Benoît Duteurtre, Les pieds dans l’eau, roman, Nrf, Gallimard, 2008, 242 p 

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