par Paul-Marie Coûteaux
Allons-nous célébrer cette année, après les enflures des « JO », le quatre-vingtième anniversaire de la Libération de Paris ? On le souhaite, sans doute en vain. Pourtant, la plupart des épisodes de cette insurrection encore mal connue et mal comprise paraissent à proprement parler merveilleux. Tant de choses ont littéralement tenu à un fil pendant ces quinze jours incandescents qui vont du mercredi 9 août 1944, quand la capitale se met à bouillonner sous la botte allemande, au lundi 28 août 1944, quand cessent enfin les deniers combats ! Voici, racontée par P-M. Coûteaux, qui reprend ici un entretien qu’il avait accordé au Figaro Magazine en août 2015 l’une de ces fééries qui ont jalonné notre histoire ; pour impressionnante qu’elle fut, l’épopée de Jeanne d’Arc n’est qu’un épisode parmi d’autres, magnifique mais un peu rebattu, pas plus bouleversant que cet incandescent cœur d’été parisien qui voit partout à l’œuvre l’obscure Providence, dont parle Chateaubriand en songeant aux destinées de la France.
Pour commencer, il faut cesser de croire, comme y porterait une conception un peu mécanique de la Libération, que tout était écrit depuis les débarquements de Normandie et de Provence, Paris devant être nécessairement libéré à la fin du mois d’août ou en septembre puisque la Normandie l’avait été en juin, l’Ouest et une partie du Nord en juillet, le sud et le centre en août – c’est ainsi que la plupart de nos contemporains voient les choses, négligeant des données mal connues et pourtant pleines de sens, sens pourtant éloquent sur la vérité profonde de notre pays et de cette guerre, à savoir que les Français, dans leur immense majorité, n’ont jamais accepté la défaite et la soumission à ce qu’une poignée de collabos appelaient le « nouvel ordre européen ».
En fait, ni les Américains, ni les Anglais, ni même l’Armée française de Libération n’avaient prévu de libérer Paris si tôt, l’essentiel étant pour tout le monde de courir au Rhin afin de neutraliser puis conquérir la Ruhr, centre économique du Reich, et surtout d’atteindre Berlin avant les Russes. De Gaulle lui-même ne pensait qu’à faire entrer les armées françaises en Allemagne, symbole du rôle de vainqueur qu’il fallait établir d’éclatante façon aux yeux de tous pour rétablir notre fierté, notre grandeur et notre rôle international à venir – sa permanente obsession. Alerté par l’insurrection de Varsovie engagée début août et qui déjà tournait mal, il fait d’abord passer aux FFI de Paris, par Chaban-Delmas, une note leur demandant de surseoir à l’insurrection. Bref, pour tous, il fallait éviter de « s’encalminer » à Paris, où la bataille promettait d’être rude, coûteuse en hommes, en matériels et, par-dessus tout, en temps. Le général Bradley écrira même que, n’ayant
« plus aucune signification tactique », la ville n’était qu’une « tache d’encre sur
nos cartes ».
Hitler et Paris
Or, il se produisit bientôt un premier miracle : l’insurrection des Parisiens. Sans cette insurrection inattendue et plutôt improvisée (commencée dès le 10 avec les premières grèves des cheminots, de la gendarmerie puis de la police, elle se propage dans les jours suivants dans les autres secteurs, comme les transports), le calcul visant à reporter la libération de Paris à la fin du mois d’octobre, selon les plans américains, calcul rationnel du point de vue militaire, se serait réalisé. Or, il aurait pu se révéler pour Paris, qu’Hitler aurait alors eu le temps de faire brûler, à coup sûr, d’autant que ce sera l’une de ses dernières obsessions. Les grands acteurs anglo-saxons n’avaient pas à l’esprit (ou peut-être certains ne l’avaient-ils que trop bien…) ce fait majeur, souvent tu, comme tous les facteurs psychologiques : l’un des plus grands ressorts d’Hitler fut la haine de la France. La détruire était l’un des premiers buts de sa grande entreprise, d’abord conçue comme une Revanche. Cette haine se portait tout spécialement sur Paris, la grande ville dont le cosmopolitisme l’exaspérait et dont le rayonnement le rendait fou de jalousie, lui et bien d’autres en Allemagne ; on la voit déjà nette dans Mein Kampf, elle se mesure aussi à l’espèce de jubilation, visible à l’oeil nu et pour moi bouleversante, quand on regarde les images d’archives, qui le transporte quand, par une aube claire de juin 1940, il se promène en voiture dans la grande cité vide tombée entre ses mains, comme un grand prédateur qui tient une proie dans sa gueule et, si l’on hésite à certifier le mot qu’il aurait eu dans le bunker de Berlin (« oui, j’ai perdu, mais au moins la France ne se relèvera jamais »), on ne peut douter que la destruction du temple du Vainqueur de 18 était l’un de ses tout premiers buts de guerre. C’est d’ailleurs pourquoi, en juillet 1944, il envoie à Paris un bataillon d’élite de la Luftwaffe afin de miner les ponts, les monuments et tous les points majeurs de cette insupportable Ville-Lumière, résolu qu’il est à la détruire si elle venait à lui échapper. Le 9 août 1944, le jour où le général Von Choltitz vient relever son homologue le général Kitzinger, gouverneur militaire de la capitale, Hitler lui ordonne expressément de tenir la ville ou de la détruire – ce n’était point parole en l’air : Von Choltitz, est l’un des responsables de la destruction quasi complète de Rotterdam par l’aviation nazie en 1940…
C’est alors que se produit un deuxième miracle : ce qu’Hitler ne savait pas, ne pouvait pas savoir, est que l’aristocrate Choltitz était devenu sceptique, au point de répugner à se soumettre à l’ordre pourtant répété dans les jours qui suivirent : que Paris brûle en son entier. La désobéissance d’un acteur majeur qui tenait la survie de la ville sous son doigt est stupéfiante, mais elle aurait pu ne pas être décisive. Il est certain que, Choltitz ou pas, si l’on avait attendu octobre, Hitler aurait fini par se faire obéir, Paris connaissant alors le sort de Varsovie – ceux qui connaissent l’état de cette ville, détruite aux deux tiers en quelques jours, en devinent les conséquences. Paris eût été en cendres et la France, déchirée entre trois forces, les Communistes (la plupart armés), les armées alliées qui n’avaient pas renoncé à l’administration directe de l’Amgot et les diverses forces que de Gaulle réunissait autour de sa seule personne, ne s’en serait pas de sitôt remise.
Les fééries de l’Histoire de France
A ces deux miracles (l’insurrection spontanée des Parisiens et la désobéissance de Choltitz – second miracle qui, certes, dépendit du premier) s’ajoutèrent des épisodes aussi merveilleux les uns que les autres. Merveilleux Leclerc de Hautecloque qui, lui aussi, et avec l’accord du général de Gaulle, a le miraculeux courage de désobéir à son supérieur le général Gerow, lequel, furieux, le poursuivra pour insubordination. Le 22, voyant l’insurrection se généraliser à vive allure, Leclerc lance la 2e DB sur Paris. En deux jours et deux nuits, sans une heure de sommeil, ses hommes progressent de plus de 200 kilomètres. Privés de toute couverture aérienne, à la fois gênés et galvanisés par une irrépressible joie populaire qui enfle sur tout le parcours jusqu’à la banlieue, où ont lieu des scènes époustouflantes de liesse au milieu de tirs de mitraillettes et d’obus (en ces jours de braise, la joie peut coûter la vie), les Français Libres culbutent ou contournent les lignes allemandes, pourtant renforcées et nettement supérieures, pour entrer dès le 24 à Paris par le Sud, parvenant le soir même à faire la jonction avec les FFI devant l’Hôtel de Ville – scène fameuse, infiniment émouvante.
Merveilleux Eisenhower aussi ! Le commandant en chef des troupes alliées (qui s’entend bien avec de Gaulle, et secrètement l’admire, ce qui est un autre miracle) finit par accepter de couvrir Leclerc ; finalement, le 25 août, sa IVe division d’infanterie arrive aux portes de Paris. Certes, depuis le 23, la majorité des quartiers est déjà aux mains des insurgés, mais les renforts allemands affluant (notamment la 47e division bien équipée, venue du Pas-de-Calais) et plusieurs unités SS n’acceptant pas la capitulation de Choltitz (le 27 encore, on dénombre 200 morts provoqués par des raids aériens nocturnes sur Montmartre), l’affaire aurait sans nul doute tourné au bain de sang si les insurgés mal armés et inexpérimentés n’avaient pas reçu in extremis la couverture alliée. On peut se demander ce qu’il serait advenu si le commandement suprême avait été en d’autres mains ! Les Américains savaient bien que, tels les Russes impassibles devant la répression allemande à Varsovie…, une ville détruite aurait plus aisément accepté l’AMGOT ; et il n’est que de relever les critiques dont Eisenhower fut l’objet à Washington pour mesurer l’immensité de son rôle. Comme comptent, dans l’Histoire, la valeur et la hauteur de vue des personnages !
Merveilleux peuple de Paris enfin ! Comment ne pas être ému aux larmes quand on regarde de près les images d’archives montrant de braves Parisiens, sortant du travail, à peine armés, les chemises retroussées valant uniforme, faire le coup de feu en s’exposant aux tirs de l’occupant (même isolés, les Allemands tiraient – et l’on peut regarder d’hallucinantes scènes de combat dans des rues que nous arpentons tous les jours, transformées en champs de tirs…) ? Comment oublier que, en ces jours de victoire, ceux qui étaient pris étaient immédiatement passés par les armes ? Et comment ne pas garder confiance en notre peuple, aujourd’hui tant endormi, quand on songe que, au prix de 2800 civils tués (3200 dans les rangs allemands et 12000 prisonniers), il a réussi à libérer sa capitale d’une armée qui occupait encore la moitié de l’Europe, la sauvant ainsi de la destruction – sinon seuls, du moins en héroïques figures de proue, détonateurs sans lesquels la Libération eut été un champ de malheurs et de ruines ?
Miracle de la Légitimité
Ainsi d’autres villes et territoires, d’ailleurs : songeons à Marseille, Nice, la Corse, le Limousin, la Bretagne – on aurait pu en compter d’autres, tel le Vercors… Comment ne pas admirer la force de ce peuple bavard, frivole, étourdi dans les années 1930 et finalement terrassé en 1940 « par un ennemi supérieur en nombre » mais qui, irresponsable de ce qui se passait sur son territoire dès lors qu’il était placé sous la botte nazie, s’est peu à peu ressaisi et se montra souvent magnifique (la manifestation des étudiants sur les Champs-Elysées, le 11 novembre 1940, sans équivalent nulle part ailleurs, valant ici symbole), sauvant un nombre de juifs persécutés dans une proportion supérieure à tout autre pays, s’enrôlant dans un nombre sans pareil de réseaux, lesquels trouvaient à mesure, dans la population prétendument passive, une « nébuleuse du dévouement », des complicités d’occasion qui exposaient les bénévoles d’un jour à l’exécution sommaire sur le mur de leur maison ? Comment accepter de se repentir quand on voit grossir la masse des Français qui n’attendirent point leur libération des autres, se prenant en mains comme ils le firent à Paris ?
En somme, cette libération symbolise avant tout la victoire du grand projet du général De Gaulle, lequel n’était pas seulement de chasser l’Occupant, mais d’épargner à la France la honte d’être restée passive, comme le lui demandait peureusement le Maréchal. C’est ici, l’apport irremplaçable de la France Libre, qui sut, en liaison avec la Résistance de l’intérieur et bien entendu appuyée sur elle, tenir tête, non pas seulement à l’Occupant (après les folles erreurs, illusions et étourderies des années 1930, la France ne l’aurait pu seule, c’est certain !), mais aussi à nos grands alliés. Là aussi, l’adresse, la ruse et la raideur de ce très étrange personnage « tombé du ciel », De Gaulle, me paraît merveilleuse. Quel jeu, quand on pense qu’il ne part de rien et qu’il se bat cinq ans durant sur deux autres fronts colossaux : contre « les Anglo-Saxons » comme il disait non sans raison (une partie de la famille de Churchill était américaine), lesquels entendaient bien, dès le début, traiter la France en pays vaincu (outre l’AMGOT, le président Roosevelt avait dans ses cartons un projet de découpage de la France en trois entité étatiques distinctes, et Londres comme Washington entendaient bien faire main basse sur l’Empire français…), mais aussi contre la Russie et ses instruments communistes, si redoutables. La question qui se posa crûment à Paris (que se serait-il passé si les troupes de Rol-Tanguy, chef communiste des FFI d’Ile-de-France, avaient mené seules l’insurrection ?) se pose un peu partout en France… Il est heureux, presque miraculeux, qu’il y eut un chef assez charismatique et assez habile comme De Gaulle, monarchiste à l’origine, mais peu à peu accepté par tous, pour faire contrepoids à la résistance communiste remarquablement organisée : songeons au cruel échec du général Mihailovich en Yougoslavie, englouti par la résistance communiste et à ce qui s’ensuivit pour son pays… Miracle suprême, que Malraux a résumé d’un trait qui dit tout de la France Libre : « l’extraordinaire n’est pas l’Appel du 18 Juin ; l’extraordinaire est que celui qui le prononça sut rester pendant des années à la hauteur du 18 juin », c’est-à-dire un homme assez fort, au fil des jours, pour ne jamais descendre au-dessous de ce que cet acte fondateur avait d’âpre, d’intransigeant, de raisonnable et de déraisonné : exactement d’héroïque.
La part héroïque, ou surnaturelle, de l’Histoire
On reprochera à l’auteur d’user de grands mots en un temps qui ne les aime plus. Mais on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a quelque chose de sur-naturel dans cette épopée et ce point d’orgue que fut, le 26 août, la descente des Champs-Elysées par un général porté par une effervescence que ne connut jamais nul héros vainqueur depuis Rome : ce n’est après tout que le miracle de la légitimité, autre miracle de la politique qui soude un peuple et son prince. Mais ce retour d’un peuple dans l’Histoire et d’abord dans son Histoire propre dépasse de beaucoup, non seulement « nos pauvres vies », comme De Gaulle le dit ce soir-là dans une sortie fameuse, d’un romantisme échevelé, devant la cathédrale Notre-Dame de Paris sur laquelle depuis dix jours déjà les policiers faisaient flotter le drapeau français, mais dépasse aussi la politique et même la raison sèche. Comment comprendre la déraison de cet homme qui savait que tout dépendait de lui, mais qui, tandis que l’on tirait de toutes parts, franchit droit et impavide le parvis où beaucoup se couchaient, marchant haut et droit vers le Te Deum qui sanctifiait sa victoire ? Il dit un jour à Palewsky, préoccupé par sa sécurité personnelle : « Ecoutez Palewsky, soit j’ai un destin et il ne m’arrivera rien ; soit je n’en ai pas, alors pourquoi vivre ? ».
Tout cela, hélas, aucun des personnages qui règnent aujourd’hui en France n’est capable de le comprendre et donc de le commémorer. Cela supposerait que demeurent des traces de cette une culture de l’héroïsme qui fit la Résistance et que la Ve République, ses cérémonies au Panthéon, ses grands discours et ses coups d’éclat sur la scène internationale a tenté de prolonger mais qui n’a guère reçu d’écho – c’est là le grand échec du Général : la Ve République n’a pas su accoucher d’autres héros, pas plus chez les « gaullistes » qu’ailleurs, pas plus à gauche qu’à droite, liquéfiée en une myriade minuscules. Ces minuscules qui gouvernent moins qu’ils ne se laissent gouverner, mais en espérant toujours se grandir en « commémorant », sont à présent dans un tout autre monde, et nous avec eux ou, plutôt, par eux. Il y faudrait une grâce soudaine, profane ou spirituelle, comme celle qui illumina les journées du Paris insurgé d’août 1944 : mais qui croit encore en la grâce ?