Entretien avec Henri Adam de Villiers,
Musicologue, Maitre de chœur
Le récit que fait ici Paul Claudel, pour célèbre que soit le fameux pilier, est rarement compris dans sa profondeur. Dans cette conversion, le pilier n’a aucun rôle : ce qui fait toute l’émotion du converti, de celui qui est à la fois bouleversé, retourné et exalté, ce n’est pas un raisonnement, un enseignement, ni même une parole – mais un chant, c’est-à-dire une musique, un art, le doigt de l’Idée qui surplombe le monde, la Beauté. Si le jeune Claudel est à ce point touché, c’est que la Foi lui est littéralement portée jusqu’en son cœur par le chant des enfants de la maîtrise : la voie esthétique qui trouve son chemin jusqu’au plus profond d’un être est absolument imparable. On ne dira jamais assez quelle supériorité donne à la tradition catholique son application millénaire à accompagner sa liturgie d’un permanent renfort esthétique – comme le fait aussi la tradition orthodoxe, bien davantage que ne le firent d’autres cultes, notamment le calvinisme. C’est une grâce que l’Église ait veillé pendant des siècles à nourrir, et s’en nourrir, cet inépuisable trésor artistique, notamment musical, s’adjoignant de grands compositeurs et des maîtres de chapelle. On ne pouvait trouver mieux que de soumettre la question à Henri Adam de Villiers : originaire de l’île de La Réunion, Henri Adam de Villiers, professeur d’informatique à l’IPAG, est également chef de chœur : il dirige la Schola Sainte Cécile de l’église Sainte-Cécile-Saint Eugène dans le IXe arrondissement de Paris, ainsi que le choeur de l’église catholique russe de la Trinité, de rite byzantin, s’attachant particulièrement aux chefs-d’œuvre oubliés des maîtres de la chapelle royale des XVI, XVII et XVIIIe siècles. Critique musical au mensuel Diapason, cet homme extraordinairement dynamique, dont l’arc a de multiples cordes, dirige aussi l’émission « Liturgie et musique sacrée » sur Radio Courtoisie.…
Pouvez-vous retracer les étapes de votre apprentissage musical, de l’île de la Réunion à votre arrivée au cœur de la Schola de l’église Saint-Eugène-Sainte-Cécile à Paris ?
Je suis né en effet à l’Ile de La Réunion où ma famille s’est établie au XVIIIe siècle. Il y a peut-être un atavisme familial : j’ai ainsi retrouvé des lettres de mes aïeux, datant des années 1780, qui décrivent les répétitions et le programme d’une messe de minuit dont ils avaient assuré la musique ! Je sais par ailleurs que plusieurs membres de ma famille étaient chargés de la musique liturgique dans la colonie jusqu’à la génération de mes grands-parents. J’ai commencé moi-même à chanter, vers l’adolescence, à chanter dans un chœur liturgique dirigé par un parent, Jehan de Villèle ; c’est ainsi que j’appris le chant grégorien et la polyphonie palestrinienne.
A la même époque, je suis entré en relation, lors de mes séjours en Métropole, avec un musicologue et maître de chapelle orthodoxe russe, Maxime Kovalevsky, qui avait fui la révolution bolchevique et s’était établi à Paris. Cette rencontre fut lumineuse : Maxime avait une pensée théologique de la musique liturgique, profonde et originale. Par l’examen des traditions musicales des Eglises d’Orient et d’Occident, il s’attachait à définir les traits permanents de ce qui permet de dire qu’une musique est « sacrée » : primauté de la voix et du souffle, organisation des huit modes ecclésiastiques, détachement de la sensibilité humaine immédiate pour ouvrir au dialogue avec l’invisible. Nos entretiens réguliers m’ont profondément marqué et je le considère comme mon maître. Arrivé à Paris pour mes études, j’ai chanté très vite à Saint-Eugène–Sainte-Cécile, sous la direction de Maître Jean-Philippe Sisung, alors maître de chapelle, avant de prendre sa suite en l’an 2000.
Quel est exactement le rôle de maître de chapelle ? Pouvez-vous nous dire si cette vieille tradition, qui fut longtemps indissociable de toute paroisse qui se respecte, perdure encore aujourd’hui ?
Le maître de chapelle est chargé de toute la musique liturgique d’une église. Il est avant tout le premier des chantres et doit donc chanter la liturgie. Cette fonction remonte aux premiers temps de l’Eglise. Nous possédons ainsi la touchante épitaphe inscrite au IIe siècle sur la tombe du chantre de l’Eglise d’Hadriani en Bithynie, lequel « s’est couvert d’honneur aux yeux de tous les hommes et parmi tout le peuple, charmant le troupeau du Dieu Très-Haut et formant tous les fidèles au chant sacré & à la lecture des Livres saints. » Je crois que dix-neuf siècles plus tard, la définition reste parfaite.
Est-ce que le rôle de maître de chapelle se distingue de celui de l’organiste, avec lequel on le confond parfois, et plus largement, comment comprenez-vous le rôle que très tôt la musique a joué dans la liturgie chrétienne ?
En effet, le maître de chapelle doit organiser le travail et le répertoire de tous ceux dont il a la responsabilité : chantres, schola, organistes, instrumentistes. Le danger à l’époque actuelle serait pour moi qu’il se laisser guider dans ce travail uniquement par sa subjectivité, sa sensibilité personnelle, et non plus par des critères de tradition, celle-ci ayant été particulièrement détruite. J’aime prendre une comparaison avec l’iconographe dans l’Eglise russe : lorsque celui-ci « écrit » une icône, il ne doit pas se laisser guider par son imagination mais toujours reproduire un modèle du passé. Pour autant, son icône sera toujours une création nouvelle, différente, mais elle n’aura pas sombré dans les écueils d’une subjectivité sans orientation. Je pense que le musicien d’Eglise doit de même s’efforcer avant tout de recueillir et de se laisser enseigner par la tradition pluriséculaire de la musique sacrée occidentale avec humilité. C’est ce que je tente de faire à Saint-Eugène–Sainte-Cécile, ce qui ne nous empêche nullement de créer des œuvres contemporaines (nous l’avons fait plusieurs fois). Le choix de la musique de telle ou telle cérémonie doit surtout être en adéquation avec les textes de la liturgie du jour ou du temps ; je souffre parfois d’entendre un motet de Noël chanté à la Pentecôte ou à un mariage, juste « parce qu’il est beau » – ce pitoyable manque de sens est surtout pour moi la marque de la paresse de véritablement se mettre à l’école de la liturgie.
Au-delà des chœurs et de la musique, que vous inspire l’évolution actuelle de l’église catholique ? Pour vous, y a-t-il à votre sens un parallèle à établir entre la diminution du rôle de la musique dans la liturgie (mis à part le rôle de la guitare bon enfant qui a remplacé l’orgue dans nombre de paroisses modernes) et la nette diminution de la pratique religieuse ?
C’est évident et Brassens l’avait très vite compris… La fin de la tradition dans la liturgie ne pouvait aller que de pair avec la fin de la musique créée pour cette liturgie. J’irai plus loin que vous : la fin de la messe traditionnelle est pour moi la fin de la culture occidentale. N’oublions pas que la messe fut la colonne vertébrale de notre civilisation, qui fut élaborée progressivement comme un écrin pour cette perle de grand prix laissée par le Christ : non seulement notre musique puise son histoire dans la messe (toute la musique occidentale est née de la musique sacrée liturgique), mais également nos autres arts : l’architecture (pensons à nos merveilleuses cathédrales), la peinture, la sculpture, l’orfèvrerie, la paramentique, les arts décoratifs. Luther disait : « détruisons la messe et nous détruirons le catholicisme », je constate que l’on pourrait augmenter sa formule en « détruisons la messe et nous détruirons la fierté de l’Occident ».
Vous dirigez aussi le chœur de l’église orthodoxe de la Trinité et observez que la musique garde à la différence du monde catholique un rôle prééminent dans la liturgie orthodoxe…
Alors, cette église n’est pas du tout orthodoxe mais catholique ! La paroisse catholique russe de la Très-Sainte Trinité relève de l’Eglise catholique russe de rite byzantin. Celle-ci a été établie par saint Pie X en réponse à un courant intellectuel profond d’intérêt envers la figure du Pape et le catholicisme qui traverse l’intelligentsia orthodoxe russe dès le XVIIIe siècle. Le point marquant ultime de ce courant est la réception en 1896 dans l’Eglise catholique du célèbre penseur russe Vladimir Soloviev, reçu par le Père Nicolas Tolstoï, premier prêtre catholique russe de rite byzantin. L’Eglise catholique russe fait partie des nombreuses Eglises catholiques orientales, à l’instar des maronites ou des chaldéens. Lorsque saint Pie X a érigé cette Eglise orientale, il eut cette formule pour indiquer qu’elle devait être pleinement russe et byzantine : « Nec plus, nec minus, nec alter » – « Ni plus, ni moins, ni autrement ». Le décret d’érection de 1908 dit de même : « Sa Sainteté ordonne (…) d’observer fidèlement et dans toute leur intégrité les lois du rite gréco-slave, sans aucun mélange du rite latin ou de tout autre rite ; il doit aussi veiller à ce que ses sujets, le clergé et tous les autres catholiques, fassent de même. » L’Eglise catholique russe suit ainsi intégralement la liturgie qui est célébrée dans les paroisses orthodoxes russes. La seule différence est qu’on y nomme le Pape de Rome et non le Patriarche de Moscou. Elle doit utiliser l’ordo publié chaque année par le Patriarcat de Moscou et célébrer les mêmes saints, y compris les néo-martyrs nouvellement canonisés car victimes de la persécution communiste. C’est ainsi que nous fêtons saint Nicolas II (qui du reste avait signé l’oukase permettant l’existence de notre Eglise) et les autres saints membres de la famille impériale.
RETROUVEZ LA SUITE DE CET ENTRETIEN MAGNIFIQUE DANS LE NUMÉRO XIV DU NOUVEAU CONSERVATEUR